Chapitre 14 Asymétries d’information et décision stratégique

Chapitre en construction

« Si je n’affirme pas davantage, c’est que je crois l’insinuation plus efficace » - André Gide

A retenir

L’asymétrie d’information est une source d’incertitude. Elle génère des comportements d’opportunisme qui brouillent les décisions stratégiques. Deux formes de comportement sont la sélection adverse et l’aléa moral. L’économie de l’information et la théorie des contrats viennent soulever ces problèmes et proposer des réponses. Les contraintes d’auto-sélection et les contrats incitatifs en représentent deux grandes familles.

Introduction

L’économie de l’information est le domaine de la théorie économique qui a connu le plus grand développement au cours de la dernière décennie. Ce chapitre évoque quelques thèmes fondamentaux de ce domaine.

La théorie des jeux permet de considérer des situations dans lesquelles un agent économique sait quelque chose qu’un autre agent ignore. Très souvent, les deux agents connaissent l’ensemble des possibilités de l’autre mais ils ne savent pas ce l’autre va faire. Par exemple, une entreprise sait que son concurrent est en train de faire des recherches sur un nouveau procédé de fabrication plus efficace mais elle ne sait pas s’il est déjà opérationnel ou quand il le deviendra. Ces asymétries d’information caractérisent la plupart des transactions entre agents économiques. Un producteur peut avoir une meilleure connaissance de la qualité de son produit que l’acheteur potentiel. Lorsqu’une entreprise embauche un nouveau salarié, elle ne sait pas ce qu’il va réellement lui apporter. Les salariés peuvent souhaiter ou non révéler leur niveau de productivité, selon le salaire qu’ils gagnent. L’étude des comportements en présence d’asymétries d’information implique la prise en compte des interactions stratégiques entre les agents économiques.

Deux concepts définissent le rapport d’asymétrie d’information entre deux agents (dès lors que les deux parties d’une transaction ne possèdent pas la même information) : la sélection adverse – ou « antisélection » – (des informations sont privées) et le hasard moral – ou « aléa moral » – (l’action d’une des parties est cachée). Il y a donc une incertitude résultant de cette asymétrie informationnelle. Dans le premier cas, cette incertitude pèse ex ante sur l’échange. Dans le second cas, il y a un problème d’observabilité de l’action ex post. La plupart des exemples, qui illustrent ces phénomènes, sont empruntés à la théorie de l’assurance et à la théorie des organisations.

14.1 L’information, outil stratégique

Le premier texte important sur l’information dans l’économie est sans doute celui d’Hayek (1945), qui s’intéresse à l’information délivrée par le système de prix et à ses implications sur les comportements des agents. En matière stratégique, l’information qui nous intéresse est celle qui motive les actions des agents économiques. La difficulté est que cette information n’est pas la même pour tous les acteurs, ou, si elle est disponible identiquement, elle n’est peut-être pas perçue de la même façon par chacun, et cela en raison de la subjectivité de l’être humain. On dira que les agents économiques ont des informations privées, qui génèrent des asymétries d’information.

14.1.1 Les asymétries d’information, source d’incertitude

On appelle information privée, toute information pertinente pour la détermination d’une allocation efficace mais qui n’est connue que d’une partie des intéressés. Par exemple, un conducteur qui souscrit une extension de garantie à son contrat d’assurance automobile détient des informations privées sur l’utilisation qu’il entend faire de son véhicule. L’existence d’informations privées peut être une source d’inefficacité. Si les agents économiques ne disposent pas de la même information sur l’état de rareté d’un produit, l’équilibre entre l’offre et la demande peut ne pas être stable. L’information délivrée par le système de prix sera moins efficace, mais s’affinera dans le long terme à force d’essais-erreurs. Ceci nous permet d’introduire la notion d’irréversibilité. L’information en économie est produite par les interactions entre agents. Ce sont les actions de chacun qui modifient la fonction de demande ou la fonction d’offre. Le prix d’équilibre sur le marché se déplacera, générant à son tour une nouvelle information sur l’état de rareté du produit concerné. Une fois l’action réalisée, l’information qu’elle génère est diffusée dans l’économie. Et, il n’est plus possible d’annuler cette information, même par une action contraire, qui ne ferait que délivrer une nouvelle information. En outre, l’information du système de prix, si elle est la même pour tout le monde, ne sera pas perçue de la même façon. Et surtout, les réactions des agents à cette information ne sont pas connues. Il s’agit d’informations privées sur des comportements futurs. Cette asymétrie d’information génère de l’incertitude sur les résultats des actions qu’un agent peut décider. Si une entreprise choisit une stratégie, le résultat dépendra des décisions stratégiques de ses concurrents. Or, elle est dans l’impossibilité d’estimer la stratégie qui sera choisie, en raison des informations privées. Il en est de même pour les autres entreprises qui aimeraient savoir quelle stratégie jouera notre entreprise. Les asymétries d’information sont donc un enjeu important pour la réussite des stratégies d’entreprise.

14.1.2 Les asymétries d’information et la théorie des jeux

La théorie des jeux permet de modéliser cette problématique du choix sous condition des choix des autres entreprises. Mais, les asymétries d’information peuvent être représentées de plusieurs façons.

  1. Soit il s’agit d’une asymétrie portant sur les résultats, c’est-à-dire sur les paiements du jeu, ou sur les stratégies pouvant être envisagées. Le jeu sera alors joué en information incomplète. C’est le jeu le plus délicat. Par exemple, c’est le cas d’une entreprise qui ne sait pas où en est son concurrent en matière de recherche et développement et qui ne peut donc pas anticiper ses décisions stratégiques. Les critères de décision sont alors ceux étudiés dans le chapitre précédent à propos de l’incertain.

  2. Soit il s’agit d’une asymétrie portant sur la stratégie que jouera une entreprise parmi un ensemble de stratégies bien identifié. Le jeu sera alors joué en information imparfaite. C’est le cas d’une entreprise qui connaît parfaitement ses concurrents et qui peut anticiper l’ensemble des stratégies possibles sans toutefois avoir l’information sur celle qui sera précisément jouée.

  3. Soit il s’agit d’une asymétrie portant sur les règles du jeu. Les deux joueurs n’ont pas la même information sur le jeu. Ils n’en ont pas la même perception subjective. Ils joueront alors deux jeux différents. Le jeu n’est ni en information complète, ni en information imparfaite, il s’agit de deux jeux faiblement interconnectés. La rationalité des joueurs est limitée. Leur information s’améliorera avec le mécanisme d’apprentissage. C’est le cas des secteurs hautement technologiques où chaque entreprise travaille sur des technologies complètement différentes censées pourtant rendre le même service. Par exemple, Sony et Philips qui ont voulu remplacer la cassette magnétique, la première par le Minidisc, et la seconde par le DCC.

14.1.3 L’importance du signal

Nous avons vu que les informations sont primordiales et qu’elles conditionnent l’efficacité des décisions stratégiques mais aussi l’efficacité du marché. En ce qui concerne la dynamique concurrentielle et les décisions stratégiques, une entreprise peut donc vouloir manipuler l’information. Soit, elle garde le secret sur son activité, soit elle divulgue de fausses informations pour brouiller les pistes et faire que la concurrence ne sache pas reconnaître les vraies informations des fausses.

14.1.3.1 Le secret et l’information cachée

La stratégie du secret est délicate à mener. Parfois, des informations échappent involontairement au contrôle de l’entreprise. D’autres fois, les investissements de l’entreprise sont visibles et laissent transparaître les stratégies à venir. L’avantage principal de maintenir le secret sur ses stratégies est de ne rien dévoiler à la concurrence. Il s’agit d’une forme de barrière à l’entrée. Par contre, cela a aussi des inconvénients. Le premier est qu’il coûteux de maintenir le secret dans les faits (procédures de contrôle, niveau de décision restreint au management, etc.), et aussi qu’il n’est plus possible d’annoncer les futurs produits aux consommateurs. La politique commerciale voit son efficacité réduite d’autant. Un autre inconvénient est qu’une entreprise qui se livre à la rétention d’information laisse le créneau libre aux campagnes d’information des concurrents. En effet, ses propres campagnes auraient pu brouiller l’efficacité des campagnes des concurrents. De plus, des rumeurs peuvent apparaître contre lesquelles il est souvent difficile de réagir de façon crédible à partir du moment où l’on a décidé de ne pas livrer d’informations. Enfin, l’image de marque auprès des consommateurs peut en souffrir (impression d’un lien distant, d’un manque d’innovation, etc.).


Exemple : l’obligation légale de publication des comptes

En France, à l’issue de l’assemblée générale annuelle, les entreprises doivent publier leurs comptes auprès du Registre du commerce et des sociétés. L’information est précieuse à la fois pour les créanciers, les débiteurs, les fournisseurs, les clients, etc… mais aussi pour les concurrents. C’est pour cette raison que de nombreuses entreprises préfèrent s’acquitter de l’amende annuelle plutôt que de voir leurs résultats rendus publics. Ces entreprises jugent alors que la divulgation de cette information leur coûterait plus cher que l’amende.


Encadré 1 : Mars, la multinationale plus secrète que la CIA149

Employant 28 500 personnes dans plus de 100 pays, Mars est une société familiale contrôlée par la famille Forrest Mars. Présente dans le chocolat (Mars, Twix, M&M’s…), les aliments pour animaux (Pedigree, Whiskas, Sheeba…), les marques d’épicerie (Uncle Ben’s, Suzi Wan…) ou les machines électroniques (distributeurs automatiques), l’entreprise pèse autant que le français Danone. Non cotée, Mars Inc. Est également la multinationale la plus opaque qui soit. Cette discrétion est l’une des règles imposées par Forrest Mars Sr dans les années 30 qui a légué son groupe à ses trois enfants. Pas de signe extérieur de richesse, jamais de photos, aucune interview et nul « étranger » admis dans les enceintes du groupe. Aux Etats-Unis, la société tient toujours un tiers du marché des barres chocolatées représentant 53 milliards de francs, mais Hershey le talonne. En Europe, c’est Nestlé qui mène la vie dure. Des groupes comme Heinz, Philip Morris ou Nestlé porteraient un regard concupiscent sur cette belle proie. Mais, pour garder le secret et le contrôle familial, un pacte d’actionnaires empêcherait toute vente…

14.1.3.2 Le brouillage des signaux

Des jeux de brouillage de signaux sont apparus dans la littérature (Riordan (1985); Holmstrom (1999)). Ces jeux montrent comment un joueur fausse l’information reçue par un autre joueur concernant ses gains, lorsque l’action qu’il choisit n’est pas observable. Ils se déroulent ainsi en information imparfaite. Le brouillage des signaux est une tactique utile lorsqu’il n’est pas possible de conserver le secret sur certaines informations. Par exemple, en vue d’imposer un nouveau standard, une entreprise peut avoir intérêt à communiquer sur la prochaine technologie qu’elle lancera dans l’avenir afin de faire patienter ses clients et d’éviter qu’ils n’achètent la technologie concurrente déjà présente sur le marché, ce qui en ferait, par la force des choses un standard. Ce type d’annonce est fréquent sur le marché des consoles de jeux. Sony a annoncé plusieurs mois à l’avance la sortie de sa nouvelle console afin de retenir ses clients.

14.1.3.3 Les signaux gratuits

Certains signaux, pourtant, sont accessibles sans coût. L’expérience professionnelle ou les références fournies par les anciens employeurs peuvent permettre d’accéder à de l’information privée au moindre coût. C’est un signal pour la partie non informée. De façon plus générale, le signal est l’action visant à montrer des intentions, des capacités ou toutes autres caractéristiques lorsque l’individu est seul à détenir une information privée et invérifiable sur ses caractéristiques. Le plus connu des signaux appliqué au marché du travail est le signalement de la productivité par le niveau d’étude. Dans le modèle de Spence (1974), la productivité des employés peut être faible ou forte. Le niveau d’étude peut constituer un signal de productivité qui amènera les employeurs à rémunérer en conséquence les ouvriers avec un bon niveau d’étude. Toutefois, ce signal doit être efficace. Par exemple, les individus ne doivent pas pouvoir tromper les employeurs en élevant leur niveau d’étude et l’échec dans un niveau d’étude doit signaler que l’individu n’est pas très productif.

Les signaux donnés par une entreprise à ses concurrents peuvent être manipulés. Un critère est de savoir si les signaux donnés par cette entreprise sont à destination de sa clientèle ou pas. Dans le premier cas, l’entreprise n’a pas beaucoup d’intérêt à manipuler l’information. Dans le second cas, des doutes peuvent exister. Ceci pose la question de la réputation de l’émetteur de l’information.

14.1.4 La valeur d’une information dépend de la réputation de l’émetteur

Une information, vraie ou fausse, constitue un outil stratégique important. Pour différents types de produits, des difficultés peuvent apparaître concernant la mesure de l’information liée à la production ou à la commercialisation de ces produits. Il faut faire la distinction entre les biens d’expérience, dont la qualité et les caractéristiques principales n’apparaissent qu’à l’usage, et les biens dont les caractéristiques sont directement observables.

La question de la réputation de l’émetteur de l’information se pose pour les biens d’expérience. Des producteurs peuvent donner des informations selon lesquelles leurs produits sont de haute qualité, alors qu’ils sont de mauvaise qualité. Et ceci, non seulement fausse les anticipations des consommateurs, mais brouille les informations délivrées par les producteurs de produits de haute qualité. C’est à ce niveau que la réputation intervient. Une marque déjà installée aura beaucoup plus de facilités à diffuser une information crédible qu’un entrant sur le marché.

Les producteurs de produits de haute qualité souhaitent que cette information soit connue et ceux qui produisent des biens de mauvaise qualité souhaitent acquérir une réputation de bonne qualité. Une façon de se signaler pour les producteurs de haute qualité est de proposer une garantie. Les producteurs de mauvaise qualité ne pourront pas en faire autant dans la mesure où les retours en atelier leur coûteraient beaucoup plus chers. Cette stratégie permet d’éliminer les bruits informationnels générés par des producteurs en quête d’une réputation, et permet également de valoriser la production de haute qualité.

14.1.5 Contrats complets et contrats incomplets

Pour éviter toute forme d’utilisation « malhonnête » de l’information privée, une solution réside dans l’établissement d’un contrat prévoyant l’ensemble des actions possibles à l’intérieur de la relation contractuelle. Il va sans dire qu’un tel contrat « complet » n’est guère envisageable dans les relations commerciales. Certes, l’incertitude provient des deux parties, mais aussi souvent de facteurs externes à la relation contractuelle. De plus, il est très complexe de pouvoir imaginer l’évolution des relations commerciales entre les parties. Les contrats sont donc forcément incomplets. Et pour éviter toute forme d’opportunisme de la part de l’une des parties, il faudra prévoir des sanctions et des incitations au respect.

14.2 Sélection adverse et opportunisme précontractuel

La sélection adverse se pose, lorsque dans une transaction, une des parties détient des informations privées sur des éléments susceptibles d’affecter les bénéfices nets que l’autre partie peut tirer du contrat. Par exemple, lorsqu’une entreprise choisit un fournisseur pour un produit complexe, elle peut difficilement estimer son degré de compétence. Ce dernier peut tricher sur sa capacité technologique à fournir le produit demandé avec la qualité exigée et ainsi obtenir le contrat. La sélection adverse est donc un problème d’opportunisme précontractuel.

14.2.1 La sélection adverse : « les mauvais chassent les bons »

Le problème de la sélection adverse est que le marché, dans certains cas, conduit à sa propre mort. En l’absence de mécanismes qui permettent d’identifier la vraie information de la fausse, ne resteront sur le marché que les biens, individus, ou entreprises ayant une valeur inférieure aux autres. C’est l’asymétrie d’information entre ceux qui demandent une information et ceux qui l’offrent qui génèrent l’inefficacité.

Encadré 2 : Alliance stratégique et opportunisme précontractuel

Une entreprise A travaille sur un prototype de moteur HPE1 (haute pression électronique) avec l’entreprise B dans le cadre d’une alliance. Un prototype fut réalisé et les essais durèrent plusieurs mois. Mais, quand le HPE1 fut mis en service, l’entreprise B parlait à ses clients du HPE2 très supérieur au modèle précédent, qui était à l’étude et qui brisa totalement la carrière du HPE1. L’entreprise A se retrouve affaiblie et complètement dépassée sur le marché tandis que B prend une longueur d’avance.

L’une des deux entreprises voyait dans cette alliance une véritable économie d’échelle. Mais, l’autre y voyait un moyen de canaliser son concurrent dans une technologie et prévoyait de continuer sa propre recherche sur un type de moteur qu’elle commercialiserait sous sa propre marque, tout en bénéficiant des retours sur expérience du projet d’investissement commun. Nul doute que le jour où l’information sera connue de l’entreprise « honnête », l’alliance prendra fin et que la réputation de la première sera amoindrie. Mais, tant que cette information reste secrète, c’est le concurrent « honnête » qui risque d’en payer les frais.

Le problème de la sélection adverse peut apparaître lorsque la qualité des biens susceptibles d’être échangés est difficile à observer. Un exemple classique est celui du marché des voitures d’occasion Akerlof (1970). Il est très difficile pour l’acheteur d’une voiture d’occasion d’apprécier précisément sa véritable qualité car elle peut être une « bonne » ou une « mauvaise » voiture (appelé » « citrons »). Seuls les vendeurs connaissent la qualité exacte du véhicule. Du fait de cette asymétrie d’information, les deux types de véhicule sont vendus au même prix. L’acheteur va donc essayer d’observer la fréquence d’apparition des mauvaises voitures et tenter de faire baisser les prix. Les vendeurs de bonnes voitures trouveront alors que le marché sous-estime le prix réel de la valeur de leur bien et préféreront le conserver. Seuls les vendeurs de « citrons » resteront sur le marché car ils auront toujours intérêt à vendre. La qualité moyenne des véhicules vendus diminuera, ce qui menacera à terme le marché. Le prix joue ici à la fois le rôle d’indicateur de rareté et de qualité.

Les compagnies d’assurance font aussi face à des problèmes de sélection adverse car les assureurs sont incapables de déterminer les caractéristiques individuelles des agents qu’ils assurent : ils ne savent pas toujours distinguer les « bons risques » des « mauvais risques » (Rothschild & Stiglitz, (1976)). L’assureur propose donc une prime identique à tous les agents. Toutefois, les individus à bas risque trouveront la prime trop élevée et petit à petit, ne s’assureront plus. La fréquence des sinistres augmentera, les pertes réelles seront supérieures aux pertes attendues et les assureurs relèveront le montant de la prime. Le processus se répétera jusqu’à ce que seuls les mauvais risques s’assurent : « les mauvais risques chassent les bons ». Cette réaction en chaîne est donc à l’origine de la non assurabilité de certains risques.


Exemple : une situation classique de sélection adverse sur le marché de l’assurance

Soit une compagnie offrant une police d’assurance pour le risque d’incendie. Elle sait que les bons risques ont une probabilité \(^1/_{20}\) d’avoir un sinistre contre \(^1/_{10}\) pour les mauvais risques. On note \(\lambda\) la proportion de « bas risque » dans la population : on peut supposer qu’ils sont en proportion identique. En cas de sinistre, les assureurs devront rembourser 10 000 F.

  • Dans un premier temps, la compagnie d’assurance va déterminer le montant de la prime minimum qu’elle peut accepter en faisant comme si elle se trouvait devant une population ayant un nombre moyen d’accidents (elle n’est pas capable de savoir quelle est la probabilité individuelle de sinistre de chaque assuré potentiel). L’espérance de perte correspondante est : \(EP = 0,5 (^1/_{10} \times 10 000) + 0,5 (^1/_{20} \times 10 000) = 750 F\). L’assureur, neutre au risque, va donc proposer de façon indifférenciée une prime de 750 F. Ce prix est le prix d’équilibre de longue période qui correspond à un profit nul pour l’assureur.
  • Les assurés potentiels vont déterminer, à leur tour, le montant de prime maximum qu’ils sont prêts à payer pour transférer le risque à l’assureur. Le « bon risque », qui fait face à une loterie dans laquelle il y a 1 chance sur 20 de perdre 10 000 F, a une espérance de perte de 500 F. Pour pouvoir accepter la prime de 750F, il faudrait qu’il soit prêt à payer au moins 250F pour transférer le risque (ce qui correspond à sa prime de risque). Le « mauvais risque » a une espérance de perte de 1000F. Il va donc toujours acheter le contrat d’assurance. Les 250F déficitaires sur ce contrat seront subventionnés par les « bons risques » qui accepteront de s’assurer. Le prix de 750 F pose donc un problème pour l’assureur. Les bons risques ne vont pas acheter d’assurance (sauf ceux pour lesquels la valeur du risque sera supérieure à 750F) et seuls les mauvais risques vont s’assurer.

Les entreprises font face à un problème similaire lors de l’embauche de nouveaux salariés. L’incertitude est liée à la difficulté d’apprécier les capacités des salariés. Les employeurs ne savent pas identifier les « bons travailleurs » (à forte productivité) des « mauvais travailleurs ». S’ils pouvaient le faire, il est évident qu’ils n’embaucheraient que des bons travailleurs et ils pourraient offrir de plus hauts salaires.


Exemple : une situation de sélection adverse sur le marché de l’emploi

Les ouvriers à forte productivité peuvent produire pour 300F à l’heure (ce qu’ils gagneraient sur un marché où leur productivité serait connue). Ceux à faible productivité peuvent seulement produire l’équivalent de 100F à l’heure. Si l’employeur ne peut pas distinguer les bons et les mauvais employés, la rémunérations sera la même. Par exemple, si le pourcentage d’employés à forte productivité est de 30 %, le salaire sera de : \(0,3 . (300F) + 0,7 . (100F) = 170F\).

Les employés à faible productivité se trouvent donc sur-payés alors que les autres sont sous-payés. Ces derniers refuseront le poste. Seuls les employés à faible productivité accepteront une telle rémunération.


L’incertitude sur une variable exogène empêche donc le prix d’être révélateur d’informations. Les deux parties du contrat ont intérêt à réduire cette incertitude : la partie non informée pour éviter que seuls les mauvais travailleurs ne soient embauchés et les bons travailleurs de la partie informée pour éviter d’avoir à travailler à des salaires plus faibles.

Le problème de la sélection adverse est que tant que des mécanismes permettant le recueil de l’information sur la qualité du partenaire n’existent pas, le marché ne peut fonctionner efficacement. Un marché de l’assurance ne peut pas exister qu’avec des mauvais risques, un marché des voitures d’occasion sur lequel ne sont vendus que des tacots ne peut perdurer, une entreprise qui ne recrute que des mauvais salariés ne peut continuer d’exister.

14.2.2 Les mécanismes de réduction de l’incertitude ex ante

L’asymétrie d’information est ici à l’origine de la sélection adverse, qui aboutit à n’échanger in fine que des biens de mauvaise qualité, et surtout à diminuer globalement le volume des échanges.

Les solutions pour pallier ce type d’imperfection peuvent être envisagées à différents niveaux : au sein des marchés eux-mêmes par la diffusion explicite de l’information privée, par la mise en place de contraintes d’auto sélection, par les réglementations ou par la publicité.

14.2.2.1 La diffusion explicite de l’information privée

La partie qui détient les informations privées gagnerait parfois à ce qu’elles soient connues. Par exemple, un ouvrier particulièrement productif aimerait en informer ses employeurs potentiels. Le problème est qu’il n’est pas simple de divulguer de telles informations et que les révélations ne sont pas toujours crédibles. Il faut donc chercher à crédibiliser l’information. Se pose à nouveau la question de la réputation de l’émetteur.

Les employeurs aimeraient aussi accéder à ce type d’information pour faire le meilleur choix. Ils vont donc chercher à accéder aux informations privées. Dans certains cas, il est possible d’accéder aux informations privées qui sont à l’origine de la sélection adverse. Les tests d’aptitude et de compétence peuvent fournir des informations sur les candidats à l’embauche ou l’analyse graphologique… Mais leur utilisation a des coûts.

14.2.2.2 Les contraintes d’auto-sélection

En assurance, dans un contexte de sélection adverse, il est possible d’utiliser des contrats dits révélateurs. L’asymétrie d’information est essentiellement défavorable aux bons risques. Ceux-ci souhaiteraient pouvoir « signaler » leur qualité à l’assureur pour pouvoir bénéficier d’une tarification plus basse. Mais ce signal doit être crédible. Il faut que l’assureur soit certain que seul un vrai bon risque à intérêt à se désigner comme tel. Laisser aux agents le choix entre divers contrats c’est leur donner l’occasion d’envoyer un signal de ce type. Par exemple, certains contrats spécifient que la couverture ne s’applique pas dans toutes les circonstances (par exemple, le contrat d’assurance décès ne fonctionne pas pour les accidents consécutifs à la pratique de sports dangereux…). Ils incitent les assurés à se révéler en proposant un contrat d’assurance standard (avec une franchise élevée) surtout destiné aux bas risques et des contrats plus globaux ou sans franchise (et donc plus chers) choisis par les individus concernés. Selon le choix de l’assuré, l’assureur peut identifier son niveau de risque. L’assuré va s’auto-sélectionner. La crédibilité est garantie par la présence d’une franchise qu’un mauvais risque n’aurait aucun intérêt à accepter même en échange d’une réduction tarifaire.

De même, les employeurs doivent distinguer les bons des mauvais travailleurs. Comme ils ne peuvent pas, ils offrent le même salaire à tous (salaire reflétant la productivité moyenne de tous les travailleurs de la population). Mais un tel salaire peut être trop faible pour attirer les bons travailleurs : seuls les mauvais travailleurs accepteront. Nous allons montrer qu’une politique salariale qui n’offre qu’une partie de salaire en fixe, l’autre partie étant basée sur les pourboires reçus, permet-il à l’employeur de distinguer les bons des mauvais serveurs. Seuls les bons serveurs resteront : les salariés vont s’auto-sélectionner. ***

Exemple : Politique salariale auto-selective Schotter (1996)

Un restaurateur engage de nouveaux serveurs. Il ne peut pas distinguer les bons serveurs qui peuvent s’occuper de 10 tables dans la soirée et les mauvais qui ne peuvent en servir que 5. Le restaurant sert 100 repas par soir. Si le restaurant embauche 10 bons serveurs, il n’y aura pas de problème pour traiter la charge de travail. Par contre, si le restaurateur engage des mauvais serveurs, le mauvais service pourrait ruiner sa réputation. Il va donc chercher à pratiquer une politique salariale qui n’attire que les bons serveurs. Il va permettre au serveur de recevoir un pourboire en plus de son salaire fixe. Sans pourboire, le salaire est égal à \(S\) qu’il s’agisse d’un bon ou d’un mauvais serveur. On suppose que le pourboire est égal à 10 % du prix du repas, quel que soit le serveur.

La rémunération de chaque serveur va dépendre du montant du salaire fixe et du nombre de tables servies : \(R = S + [n . (0,10 P)]\). Ainsi, pour chaque type de serveur on a :

\[\begin{equation} R_{BS} = S + [10. (0,10.P)] \\ R_{MS} = S + [5 . (0,10.P)] \end{equation}\]

Les opportunités de salaires extérieurs peuvent être meilleures pour les bons serveurs. Si le restaurateur veut attirer des bons serveurs, il doit offrir un salaire au moins égal au salaire des bons serveurs sur le marché \(w_{BS}\). Mais cela va aussi attirer les mauvais serveurs (car \(w_{BS} > w_{MS}\)). Le restaurateur va déterminer un salaire fixe suffisamment bas pour que seuls les bons serveurs, qui pourront avoir suffisamment de pourboire, trouvent avantage à y travailler. Le salaire de base doit vérifier la contrainte de participation du bon serveur : \[\begin{equation} S + (10. (0,10.P)) \ge w_{BS} \end{equation}\] Mais le mauvais serveur ne doit pas être attiré (contrainte de non participation) \[\begin{equation} S + (5. (0,10.P)) < w_{MS} \end{equation}\]

Si \(w_{BS} = 20F\) , \(w_{MS} = 15F\) et \(P=10F\). Un \(SB = 5F\) peut permettre de n’attirer que les bons serveurs car ils gagneront 20F ce qui est égal à leur salaire sur le marché alors que les mauvais ne gagneront que 12,5F avec ce système. Le pourboire est un mécanisme qui permet de distinguer les bons et les mauvais serveurs. Toutefois, le restaurant ne mettra en place cette politique salariale que si elle lui permet de faire des profits plus importants.


14.2.2.3 Les réglementations

Les biens dont les caractéristiques réelles n’apparaissent qu’à l’usage (biens d’expérience) posent des problèmes évidents de sélection adverse : le producteur peut abuser le consommateur. La réglementation peut pallier à certaines inefficacités en imposant, par exemple, un mécanisme de garantie, ou encore en permettant un délai de rétractation. C’est le cas pour les produits vendus par démarchage. Le client démarché n’est pas en situation de s’informer sur la nature du bien qui lui est proposé. En France, un délai de réflexion de 7 jours s’applique dans ce type de situation. Ce délai permet de reporter l’engagement financier du client au moment où le contrat devient éventuellement définitif, puisqu’aucun versement n’est exigible avant la fin du délai de 7 jours. A noter que ce type de disposition existe également dans d’autres pays. La réglementation américaine par exemple est assez voisine avec la règle 429 de « Cooling-off period » de la Federal Trade Commission (FTC) qui prévoit un délai de réflexion de 3 jours ouvrés et la rédaction d’un contrat incluant également une formule de résiliation. En revanche, le versement avant ce délai de sommes d’argent n’est pas interdit, mais elles doivent être retournées dans un délai de 10 jours en cas de renonciation ; ces engagements ne peuvent toutefois être cédés à une tierce partie avant le cinquième jour après la conclusion du contrat. Cette règle ne s’applique pas pour les achats de moins de 25 $. Les états disposent de plus de réglementations propres.

Eu égard à l’analyse qui précède, il semble que cette approche soit généralement bien adaptée au problème économique sous-jacent d’asymétrie d’information, dès lors que l’on considère, par exemple, que l’offre d’un cadeau à retirer au magasin place le client dans la même situation qu’un démarchage à domicile. Enfin, dans les situations où la structure du marché ne diffuse pas spontanément l’information, l’Etat peut intervenir au travers des politiques de la consommation. Dans le domaine de l’information directe, de nombreux pays, de l’OCDE notamment, mènent ainsi des politiques actives qui concernent l’étiquetage, par exemple en contrôlant l’utilisation de l’argument de santé sur les étiquettes de produits alimentaires ou l’inscription correcte de la date de péremption sur ces étiquettes. On peut également citer l’introduction de labels tels que le label rouge pour les volailles et les appellations d’origine contrôlée (AOC).

14.2.2.4 La publicité

La publicité peut être un véhicule de l’information par un mécanisme de « signal » : le simple fait pour une marque de faire sa publicité constitue en soi un signal efficace, indépendamment du contenu des messages publicitaires. Ainsi une marque qui investit massivement dans une campagne publicitaire a plus de chances de proposer un produit de qualité qu’une autre. En effet, seul le producteur de biens de qualité a économiquement intérêt à lancer cette campagne puisque le client, satisfait par son achat, est susceptible de rester fidèle à la marque. A l’inverse, s’il est déçu par un achat de qualité médiocre, il abandonnera la marque au profit d’une marque concurrente ; le producteur ne retirera pas le bénéfice de son investissement publicitaire. La publicité agit alors comme un signal de la qualité des produits.

14.3 Aléa moral et opportunisme post-contractuel

Les problèmes d’aléa moral (ou risque moral) se posent quand dans une transaction, l’une des parties peut entreprendre certaines actions que l’autre partie ne peut ni contrôler, ni imposer parfaitement (on parle ici d’actions cachées) alors même que la valeur que celle-ci retire de la transaction dépend de ces actions. Par exemple, l’assuré peut ne pas prendre les précautions nécessaires lorsqu’il stocke des produits inflammables. C’est donc une forme particulière d’asymétrie d’information où le niveau d’effort, \(e\), est coûteux à observer.

14.3.1 Le concept d’aléa moral

L’aléa moral est une forme d’opportunisme post-contractuel qui survient lorsque les actions mises en œuvre par cocontractants ne sont pas observables ; les personnes qui les effectuent sont alors susceptibles de poursuivre leurs propres intérêts aux dépens de l’autre partie, avec les conséquences que cela suppose. Chaque partie prenante du contrat ne peut donc pas toujours vérifier sans coût que les termes du contrat sont respectés. Ce sont donc les difficultés de contrôle et les coûts associés qui génèrent l’aléa moral.

Encadré 3 : Cartel et opportunisme post-contractuel

L’opportunisme post-contractuel est aussi une source d’incertitude pour les décisions stratégiques. Lorsque deux entreprises passent un contrat pour développer une technologie commune, créer un standard, former un consortium, voire créer un cartel, elles peuvent être de parfaite bonne foi quand au respect des termes du contrat. Par contre, au cours de l’exécution de ce contrat, l’une d’entre elles peut s’apercevoir que son intérêt est ailleurs et qu’il vaut mieux, connaissant les décisions stratégiques de l’autre partie parce que fixées dans le contrat, décider de nouvelles stratégies. D’ailleurs, ces nouveaux choix stratégiques ne sont pas forcément interdits dans le contrat dans la mesure où ils pouvaient être difficilement anticipables. Dans un cartel, par exemple celui de l’OPEP, les pays étaient sans doute de bonne foi lors de la conclusion des accords de cartel. Par contre, en cours d’exécution, l’Irak s’est rendue compte que, connaissant les quantités produites par les autres pays, elle pouvait augmenter les siennes afin d’augmenter ses profits. Cette forme d’opportunisme, c’est du hasard moral.

Le terme d’aléa moral est né dans le secteur des assurances. La définition proposée met bien en évidence l’opportunisme post - achat du contrat d’assurance. > Lorsqu’un agent est assuré, il se peut qu’il adopte un comportement différent de celui qu’il suit lorsqu’il n’est pas assuré, ce qui peut aboutir à une augmentation du risque.

En effet, un individu assuré perd l’incitation à la prévention (souvent difficilement observable) car il sait qu’il sera dédommagé en cas de sinistre. Ces problèmes ont été introduits dans la littérature par Arrow (1963) qui explique ainsi pourquoi certaines assurances ne sont pas offertes. Il distingue deux formes de risque moral du aux changements de comportement de l’assuré:

  • un risque moral ex-ante : Si l’assuré ne fait pas de prévention ou une prévention inefficace et prend des risques supplémentaires, la probabilité de sinistre va être modifiée.

  • un risque moral ex-post : Si l’assuré crée le sinistre dans le seul but d’être indemnisé ou s’il amplifie le montant déclaré des pertes (problème de la fraude à l’assurance) ou si tout simplement, après le sinistre il ne cherche pas le meilleur prix pour la réparation (c’est dans ce cas, un problème lié au contrat d’assurance lui-même, qui rembourse tout).


Encadré 4 : Quasi-rente et « hold-up » (Klein, Crawford et Alchian, (1978))

Supposons une entreprise d’édition \(B\) qui, pour imprimer ses publications, utilise habituellement les services d’un imprimeur 1. Pour lancer une nouvelle publication, \(B\) a besoin d’une presse répondant à des spécificités techniques particulières. \(A\) accepte d’acquérir cette presse, à un prix de location journalière de 55 000 francs. Du fait de la spécificité de cet actif, la valeur de location de la presse est dérisoire si elle est utilisée pour d’autres clients (par exemple 10 000 francs). Sachant cela, \(B\) peut exiger de renégocier le contrat initial avec \(A\), en lui proposant un prix nettement inférieur à 55 000 francs, s’appropriant de ce fait une part de la valeur qui normalement est la propriété de \(A\). La valeur potentiellement appropriable par B est appelée par Klein, Crawford et Alchian « quasi-rente ». Dans cet exemple, la quasi-rente potentiellement appropriable par \(B\) est de (55 000 –10 000) = 45 000 francs. En cas de rupture contractuelle avec \(B\), \(A\) subira donc des pertes irrécouvrables très élevées, du fait de la spécificité de l’actif en question. \(B\) est ainsi susceptible de s’engager dans un comportement post-contractuel opportuniste en reconsidérant son offre initiale. Il peut, par exemple, arguer d’une dépression dans la vente des journaux pour demander la révision du prix de la location de la machine. L’imprimeur A peut donc être victime d’un hold-up issu du comportement opportuniste de \(B\). ***

Beaucoup d’autres exemples peuvent être donnés. Certains agents de change n’hésitent pas à encourager leurs clients à multiplier les opérations, même si cela n’est pas toujours dans l’intérêt du client mais parce qu’ils perçoivent une commission à chaque opération. Le client ne peut pas vraiment vérifier si la transaction sert ses propres intérêts ou ceux de l’agent. Cependant, l’aléa moral peut également s’avérer être à la source de comportements efficaces. Se sachant assuré un individu prendra plus de risques. Les actions ainsi entreprises auront évidemment des répercussions qui peuvent avoir un caractère efficace. Par exemple, un médecin de campagne qui faisait 5 visites par jour passera à 7 visites parce que sa dernière voiture équipée de l’airbag et de l’ABS lui donnant l’impression d’être plus sûre l’incitera à conduire un peu plus rapidement. En effet, même si son comportement d’automobiliste est plus risqué, l’agrément de la voiture vient diminuer le risque d’avoir un accident.

Encadré 5 : L’aléa moral : une explication de la crise asiatique Source : P. Krugman, http://web.mit.edu/krugman/www/disinter.html Un phénomène de cascade s’est produit en Asie à la fin de l’année 1997. L’une des explications les plus populaires parmi les économistes est que l’origine de la crise est monétaire. La Thaïlande a du abandonner la parité fixe que sa monnaie avait avec le dollar à la suite d’attaques spéculatives en juillet 1997. Malheureusement, cette explication n’est pas valable pour la Corée du Sud, une économie très différente des autres économies asiatiques. Pour Paul Krugman, la raison réside dans des phénomènes que l’on peut rapprocher de la notion d’aléa moral. Dans chacun des pays touchés par la crise, les banques et institutions financières ont investi sur des projets hautement risqués. Si ces entreprises ont réalisé de tels investissements, c’est parce qu’elles disposaient des garanties données par les gouvernements de chacun de ces pays. Ceci a faussé les décisions d’investissements encourageant les institutions financières à placer leur argent dans des projets à fort potentiels, mais très risqués. Investissements qui n’auraient pas eu lieu sans la garantie des Etats. Il y a donc eu trop d’investissements qui ont fait chuter les profits espérés, et les prix des matières premières et des terrains se sont envolés. Le système a perduré tant que les gouvernements ont pu maintenir leurs garanties. Mais dès que la première banque à avoir rencontré des difficultés a demandé au gouvernement de financer ses immenses pertes, ce dernier s’est mis en retrait. Et le phénomène de cascade s’est produit. L’aléa moral serait dans cette vision l’une des raisons principales à crise asiatique de 1997.

14.3.2 L’aléa moral dans les entreprises

Les types de comportements relevant de l’aléa moral sont très répandus dans les organisations. Par exemple, un employé, un cadre ou un dirigeant de société peut être tenté d’entreprendre une action inefficace parce que ses intérêts individuels ne sont pas alignés avec les intérêts collectifs et que ni les informations données, ni les actions entreprises ne peuvent être contrôlées. Ainsi, un employé peut préférer fournir un niveau d’effort faible si cela n’a pas de conséquences directes sur lui, même si cela en a pour l’organisation. Un cadre peut prendre des décisions qui privilégient les performances de court terme (qui lui permettent d’obtenir des primes, voire même une promotion) au détriment des objectifs de long terme de son entreprise. Un dirigeant peut poursuivre des buts propres, lui procurant des avantages personnels en termes de statut ou de prestige, qui ne sont pas ceux des actionnaires propriétaires de la firme. L’aléa moral touche donc toutes les catégories professionnelles aussi bien les opérationnels que les dirigeants.

14.3.2.1 L’aléa moral chez les employés

Un employé consciencieux, respectueux des objectifs de son entreprise, pourra, en observant les habitudes de ses collègues ou à force d’un travail routinier, tomber dans le piège de l’aléa moral. Il passera des heures au bureau à appeler ses amis aux quatre coins du monde ou à surfer sur internet, voire à consulter le minitel. Pourtant, cela n’entre pas dans l’activité de l’entreprise. Mais, parce que les collègues ont ce type de comportement qui apparaît à la longue comme un avantage en nature, alors, notre employé modèle pourra entrer dans ce cercle vicieux. Par exemple, de nombreuses entreprises ayant pris le parti d’internet mettent parallèlement en place un système de comptage des heures de connexion par poste de travail. Les salariés en sont évidemment avertis et limitent ainsi leur flânerie virtuelle. Cette dernière est sûrement une représentation moderne de ce que Frédéric Taylor (1911) expliquait : « Il n’est pas rare qu’un ouvrier compétent découvre, en peu de temps, comment travailler moins tout en donnant l’impression à son employeur qu’il travaille beaucoup ».

Une des causes de l’aléa moral est que les salariés ne sont souvent pas rémunérés en fonction de leur contribution réelle mais d’une approximation de leur participation. Les salariés pris individuellement fournissent des efforts physiques et intellectuels alors que l’employeur ne valorise que des résultats moyens mis en œuvre. Ceci s’explique par deux difficultés : la première repose sur la constatation que les efforts réalisés sont plus difficiles à mesurer que les résultats. Et il semblerait injuste de rémunérer uniquement aux résultats dans la mesure où ils ne dépendent pas seulement de la performance du salarié mais aussi des décisions stratégiques prises en amont ou de l’état du marché. La deuxième difficulté repose sur le fait qu’il serait coûteux de mettre en place un système de contrôle de la participation individuelle des salariés. D’autant plus que ce système pourrait être à l’origine de tensions et de contestations au sein des différents services.

Encadré 6 : L’aléa moral chez les aiguilleurs du ciel Source : Milgrom et Roberts (1997) Un exemple célèbre d’aléa moral est celui des aiguilleurs du ciel américain mis en évidence par Staten et Umbeck (1982)150. Aidés de radars ultra perfectionnés, les aiguilleurs du ciel doivent maintenir des distances minimales entre les avions. Dans les années 70, ils dépendaient du gouvernement fédéral des Etats-Unis et avaient ainsi un statut proche de celui de la fonction publique en France. A ce titre, ils bénéficiaient d’une assurance invalidité. Si un employé était victime d’un accident du travail qui l’empêchait de poursuivre son activité, il avait droit à une pension d’invalidité correspondant à un pourcentage de son salaire pendant sa période de repos. La rente payée, qui était non imposable, pouvait atteindre 75 % du salaire de base. Les impôts étant très élevés à cette période, les pensionnés percevaient des revenus supérieurs à ceux qu’ils touchaient lorsqu’ils étaient en activité. La pension était octroyée sous deux conditions : que l’incapacité soit réelle et qu’elle soit directement liée au travail. Elle n’était pas nécessairement physique mais pouvait être psychologique, par exemple, liée au stress. Les aiguilleurs du ciel, qui au demeurant ont un travail très stressant, n’avaient aucun mal à justifier leur demande de pension d’invalidité. De plus, certains changements dans les règles d’allocation de ces pensions entre 1972 et 1974 les ont rendues encore plus attrayantes. Le nombre de demandes s’est accru au début de chaque programme. Après avoir doublé en 1974, il a continué à croître. La hausse la plus importante (300 %) a été constatée en 1972 et concernait les maladies psychologiques et psychiatriques, en particulier les pathologies liées au stress. En 1974, pour lutter contre cette augmentation et éviter tout abus, la législation a rendu les contrôles plus sévères. Les inspecteurs du travail devaient vérifier si les symptômes étaient réellement liés à des événements survenant pendant le travail. Les conséquences de la législation de 1974 sont encore plus étonnantes. Les employés ont été incités à provoquer de petits incidents censés montrer leur incapacité à continuer leur travail.

Les autorités de l’aviation civile classent les violations de la distance en deux catégories : erreurs de système et risques de collision. La première comprend toutes les violations de la distance de sécurité entre deux avions. La seconde est beaucoup plus grave car des vies humaines sont en jeu. Le contrôleur aérien qui ne cherche évidemment pas à mettre des vies humaines en danger, aura tendance à générer des violations mineures plutôt que d’essayer d’éviter des collisions de justesse. Effectivement, en 1974, le nombre d’erreurs systèmes s’est fortement accru tandis que le nombre de risques de collisions restait stable. De plus, les erreurs systèmes ont eu tendance à augmenter lorsque le trafic n’était pas particulièrement dense et que la lumière était bonne, c’est-à-dire lorsque les contrôleurs pouvaient provoquer un incident en prenant le minimum de risques. Un contrôleur qui voulait s’arrêter devait décider à quel moment de sa carrière il le faisait. Plusieurs facteurs entrent en jeu et en particulier les possibilités de formation continue et la variation de la rente payée en fonction du nombre d’années de cotisation. Il s’avérait intéressant d’être déclaré invalide à partir de la cinquième année de travail selon la législation de 1974. Avant cette date, les contrôleurs ayant moins de cinq années étaient ceux qui faisaient le plus d’erreurs système. En 1976, les contrôleurs ayant entre cinq et dix ans d’ancienneté ont réalisé plus de 50 % des erreurs alors qu’ils ne représentaient que 30 % des effectifs. Selon les auteurs, ces chiffres sont une manifestation évidente de l’aléa moral.

14.3.2.2 L’aléa moral chez les dirigeants : la théorie de l’agence

Le terme « principal-agent » est utilisé en économie pour décrire des situations dans lesquelles un individu (l’agent) agit sous la direction d’un autre (le principal) ; l’agent est supposé agir conformément aux objectifs du principal. Le problème d’aléa moral apparaît quand l’agent et le principal ont des objectifs individuels différents et que le principal ne peut pas déterminer aisément si l’agent se comporte et agit en fonction des objectifs fixés ou cherche à servir ses propres intérêts. Ainsi, les dirigeants des sociétés anonymes (l’agent) ont le devoir de servir les intérêts des actionnaires, c’est-à-dire des propriétaires de l’entreprise (le principal). Ils travaillent sous le contrôle du conseil d’administration qui représente les actionnaires et qui prend les décisions stratégiques de l’entreprise et celles concernant les émoluments des dirigeants. Il y a plus de soixante ans qu’Adolphe Berle et Gardner Means (1932) ont montré que le fait de distribuer les actions à une multitude d’actionnaires créait une séparation entre la propriété et le contrôle.

Le problème n’est pas tant que les dirigeants soient paresseux. Beaucoup passent du temps et dépensent de l’énergie au travail, mais ils sont tendance à poursuivre leurs objectifs propres plutôt que de chercher à accroître la valeur de l’entreprise sur le long terme. On reproche aux dirigeants d’investir les bénéfices de l’entreprise dans des projets peu rentables juste pour conforter leur pouvoir, alors qu’il aurait été préférable de distribuer cet argent aux actionnaires pour qu’ils l’investissent. De plus, de connivence avec les membres du conseil d’administration, ils s’octroient des salaires exorbitants et engagent des dépenses somptuaires. Ils sont réticents à mener des opérations qui seraient rentables, comme des rachats, par exemple, qui menaceraient leur situation. En effet, dans un environnement rationnel, chaque groupe cherche à maximiser sa propre utilité au détriment de l’autre. Jensen et Meckling (1976) et Fama et Jensen (1983) relèvent trois sources d’opposition : 1. les managers gèrent l’entreprise dans un sens non conforme aux intérêts des actionnaires, c’est-à-dire en maximisant leur propre utilité, sans répondre aux attentes des actionnaires qui, eux, aspirent à la maximisation de la valeur de la firme. Les dirigeants s’octroient ainsi des avantages en nature (voitures de fonction, repas d’affaires, inscription coûteuse dans des clubs privés, etc.) qui viennent grever d’autant les performances de la société. En outre, les dirigeants tentent de maximiser les investissements dont le caractère spécifique est fonction de leur présence dans l’entreprise, ce qui leur permet d’optimiser leur utilité mesurée en termes de richesse, de notoriété ou de prélèvements non pécuniaires ; 2. contrairement aux actionnaires qui investissent un capital financier, les managers mettent en jeu leur capital humain et sont jugés plus “frileux” dans leur politique d’investissement. Pour préserver leur poste, les dirigeants optent pour des investissements moins risqués que ne le souhaitent les propriétaires et donc avec des espérances de gains moins importantes. D’autres auteurs considèrent cependant que l’aversion pour le risque s’observe plutôt du côté des actionnaires qui détiennent un portefeuille diversifié et qui délèguent par ailleurs les décisions financières aux dirigeants ; 3. enfin, les dirigeants disposent d’un horizon limité à leur présence dans l’entreprise, et de ce fait privilégient les investissements rentables à court terme.

Suite à ces trois sources de conflits entre actionnaires et gestionnaires, apparaît alors un problème d’asymétrie d’information entre les deux parties. En effet, de par leur présence quotidienne dans l’entreprise, les managers disposent d’informations privilégiées inaccessibles aux tiers et notamment aux actionnaires. Pour différentes raisons, ces premiers masquent ou diffèrent la publication d’informations techniques, commerciales, juridiques et financières. Celles-ci peuvent effectivement s’avérer coûteuses à révéler car difficilement formalisables : de plus, elles engendrent des coûts de communication élevés alors que la révélation de telles informations peut bénéficier aux concurrents de la firme. Ces divergences d’intérêts et l’asymétrie d’informations entraînent un double phénomène d’aléa moral et de sélection adverse. L’aléa moral s’interprète comme l’impossibilité pour l’actionnaire (le principal) d’évaluer le travail fourni par le gestionnaire (l’agent). La sélection adverse naît de l’impossibilité pour l’actionnaire ou le futur actionnaire de définir avec précision les conditions de contrats qui le lient avec l’agent. Le conflit actionnaires-gestionnaires a pris une nouvelle tournure avec la modification de l’actionnariat. En effet, ce dernier a récemment fortement évolué tant dans sa composition que par ses comportements. Porter (1992) observe que la part détenue par les investisseurs institutionnels dans le capital des sociétés cotées en bourse aux Etats-Unis passe de 8 % en 1950 à 60 % en 1990. Jensen (1989) évalue à 40 % la part du capital social de l’ensemble des firmes américaines détenue par les institutions financières et les gestionnaires de fonds.

14.3.3 Les contrats incitatifs comme réponse à l’aléa moral

Dans chacun des cas présentés, il peut s’avérer impossible de surveiller parfaitement le comportement du cocontractant et de faire respecter strictement les contrats. On peut chercher à structurer la transaction de telle sorte que la partie qui choisit l’action a une incitation suffisamment forte à agir dans le sens que la seconde partie préfère. Par incitation, on entend « l’ensemble des événements qui peuvent être manipulés par un décideur de manière à modifier les actes ou les conséquences des actes choisis par les autres agents » Claude Ménard (2012). Par exemple, par le biais de franchises élevées, les assureurs font supporter aux assurés une partie des sinistres, qui feront donc tout pour éviter que le sinistre se produise.

14.3.3.1 Les contrats incitatifs explicites

La mise en place de mécanismes incitatifs a permis aux entreprises de contourner les difficultés de l’aléa moral. Certaines professions se prêtent un peu plus à la mise en place de contrats d’objectifs qui lie la rémunération à des objectifs de performance. L’incitation à l’effort repose sur des incitations salariales. Le but est d’accroître la motivation, la créativité, le soin et la loyauté dans le travail. Les exemples sont nombreux : rémunération en fonction des résultats, salaires à la pièce dans les usines, primes au but marqué pour les footballeurs, commissions sur les ventes pour les représentants ou intéressement aux bénéfices (distribution d’actions, primes annuelles, comme au Japon, en fonction de la rentabilité de l’entreprise, etc.).

Une forme d’incitation a vu le jour d’abord aux Etats-Unis et depuis peu en France : les stock-options. Les dirigeants sont rémunérés en partie en actions placées dans un portefeuille qu’ils percevront à leur départ de l’entreprise. Devenant propriétaires, leurs décisions de gestion ont des impacts directs sur leurs revenus. Cette forme de discipline semble être la plus aboutie. Cependant, à nouveau, elle peut paraître injuste dans la mesure où il s’agit ici de lier le revenu du dirigeant aux résultats de l’entreprise et non aux moyens mis en œuvre. Or, les résultats dépendent certes des décisions stratégiques mais aussi et surtout de la réaction des consommateurs et de l’évolution du marché et de la concurrence. Ainsi, un excellent dirigeant qui aura minimisé des pertes par une gestion appropriée, verra ses revenus diminuer alors que dans un autre contexte, les mêmes décisions auraient été récompensées au centuple.

Encadré 7 : Les stock-options ont la cote Source : PME Affaires, novembre 1999. Il s’agit d’un type d’intéressement directement inspiré du modèle anglo-saxon. Les entreprises peuvent ainsi offrir à leurs salariés, la possibilité de souscrire ou d’acheter des actions (ou des certificats d’investissement) de la société, à un prix défini le jour où l’option est consentie. Même s’il s’avère, dans les faits, que seules certaines catégories de cadres semblent bénéficier de ce système relativement avantageux. Ce dispositif permet aux souscripteurs de réaliser deux plus-values à moindre risque. La première, dite plus-value d’acquisition, correspond à la différence positive entre le cours de l’action le jour de la levée de l’option et son prix au moment où l’option a été consentie. La seconde, appelée plus-value de cession, se réalise lorsque les titres sont vendus à un prix supérieur au cours du titre lors de la levée de l’option. L’un des principaux intérêts des stock-options est de permettre aux jeunes sociétés de rivaliser avec les grands groupes industriels en matière de recrutement. L’exemple de la société française Genset (biotechnologies) est flagrant. 15 % de son capital ont été répartis entre les salariés sous forme de stock-options. En quelques mois, les actions de cette société cotée au Nasdaq ont permis d’engranger une plus-value estimée à 398 millions de francs, à partager entre les salariés.

14.3.3.2 Un exemple de contrat incitatif

Nous allons présenter un exemple de contrat incitatif qui permette de mettre en œuvre les outils conceptuels pour définir un contrat efficace en présence d’aléa moral et d’efforts non observables. Lorsqu’une entreprise cherche à embaucher des salariés très qualifiés et très compétents, elle doit offrir des salaires qui attirent les personnes recherchées. Ce montant doit procurer un certain niveau d’utilité au salarié et doit être supérieur aux autres opportunités salariales du marché. Si l’utilité du salarié dépend de sa rémunération \(w\) et du niveau d’effort consenti e, par simplification, on considère qu’il y a un niveau d’utilité minimum acceptable. La contrainte de participation du salarié est donc :

\[\begin{equation} U(w,e) \ge U_{min} \end{equation}\]

Le salarié, une fois embauché, peut fournir différents niveaux d’effort : un niveau d’effort faible (\(e = 0\)) ou un niveau d’effort élevé (\(e = 1\)). Toutefois, dans la plupart des cas, ce niveau d’efforts n’est pas observable. C’est d’ailleurs cette caractéristique de non-observabilité qui est à l’origine des contrats incitatifs. Le chef d’entreprise peut uniquement observer le résultat associé au travail du salarié. Différents résultats peuvent être observés (bons ou mauvais résultats). La probabilité de réalisation de ces résultats est liée à l’effort du salarié.

RM (faible) RB (élevé)
e = 0 p(RM/e=0) p(RB/e=0)
e = 1 p(RM/e=1) p(RB/e=1)

Tableau : Probabilités d’apparition des résultats en fonction du niveau d’effort

De façon évidente :

\[\begin{equation} p(R_0 / e=0) > p(R_1 / e=0) ~\text{et}~ p(R_0 / e=1)< p(R_1 / e=1). \end{equation}\]

Plus l’effort est important et plus la probabilité associée à un résultat élevé augmente. Toutefois, dans certains cas, un niveau d’effort élevé (\(e=1\)) peut quand même conduire à un résultat faible (\(R_0\)) et inversement. L’observation du résultat n’est pas suffisante pour pouvoir conclure sur le niveau d’effort. Il faut donc chercher à inciter le salarié à pratiquer un niveau d’effort élevé.

Considérons la rémunération comme un facteur déterminant du comportement du salarié. La rémunération w peut être fixe ou fonction des résultats observés.

  • Rémunération fixe

Si e était observable et que chacune des parties acceptait de le fixer égal à 1, l’entreprise spécifierait dans le contrat que e doit être égal à 1 et que le salarié ne recevrait pas son salaire si \(e = 0\). Si le salarié fournit l’effort \(e = 1\), il serait payé. Le montant nécessaire \(S\) pour qu’il accepte ce contrat est déterminé par la fonction d’utilité et par les autres propositions qui lui sont faites : \[\begin{equation} U(S,1) \ge U_{min} \end{equation}\]

Comme e n’est pas observable, l’entreprise ne peut pas obliger le salarié à fournir un niveau d’effort élevé (\(e = 1\)). Avec un contrat à salaire fixe, la rémunération du salarié est indépendante de l’effort fourni. Il va donc toujours choisir un niveau d’effort minimum (\(e = 0\)). Le chef d’entreprise se contente alors de proposer le salaire minimum acceptable avec ce niveau d’effort. La contrainte de participation devient :

\[\begin{equation} U(S’,0) \ge U_{min} \end{equation}\] De façon évidente, \(S’< S\). Mais l’entreprise peut estimer dans chacun des cas le profit espéré.

Si même en payant un salaire plus élevé \(S’\), le profit espéré est supérieur, elle aura intérêt à essayer d’inciter le salarié à travailler davantage. Une solution est de le rémunérer en fonction des résultats.

  • Rémunération liée aux résultats

Comme \(e\) n’est pas observable, les résultats observés ne permettent pas non plus de conclure car de mauvais résultats peuvent aussi être causés par la malchance et de bons résultats ne sont pas toujours le résultat d’un niveau d’effort élevé. Le chef d’entreprise doit donc chercher à offrir un contrat dont le montant de salaire dépend du niveau d’effort et faire en sorte que le salarié ne puisse accepter le contrat qu’en travaillant dur. Si l’entreprise souhaite un niveau d’effort élevé, elle doit mettre en place un système de compensation. La rémunération liée à un résultat favorable doit être supérieure à celle liée à un résultat défavorable pour compenser les efforts réalisés par le salarié qui cherche à augmenter la probabilité d’apparition du bon résultat. Mais comme e n’est pas observable, le salarié peut ne pas travailler et prétendre ensuite qu’il a fourni un effort maximal.

Soit le salaire fonction du résultat : \(S_{BR}\) en cas de bons résultats et \(S_{MR}\) en cas de mauvais résultats. Comme \(S_{BR} > S_{MR}\), le salarié va souhaiter augmenter son niveau d’effort afin d’augmenter ses chances de gagner \(S_{BR}\).

Si l’entreprise souhaite que le salarié fournisse un niveau d’effort \(e = 1\), il faut que l’utilité espérée pour ce niveau d’effort soit au moins supérieur à l’utilité espérée pour un niveau moindre : « contrainte incitative » \[\begin{equation} EU(e =1) \ge EU (e = 0) \end{equation}\]

Pour le chef d’entreprise, les niveaux de salaire doivent satisfaire les contraintes et lui ramener un résultat net après salaire maximum. Pour savoir quels salaires proposer, il faut résoudre le système des deux contraintes (la contrainte participative et la contrainte incitative). Dans la plupart des cas, même si ce système de rémunération est plus avantageux pour le chef d’entreprise, le caractère non observable de l’effort va avoir un coût d’efficacité151.

Conclusion

Hypothèse principale de l’enseignement néo-classique, l’information parfaite ne résiste pas à l’expérimentation. Les économistes en sont alors venus à rechercher de nouveaux modèles tenant compte cette fois d’une base reposant sur l’asymétrie d’information. D’un point de vue plus épistémologique, cette différence entre les informations de chacun amène parfois des iniquités, mais motive toujours l’échange. Sans cette différence dans le « patrimoine informationnel » des individus, le système de prix ne fonctionnerait plus. Certes, à force d’échanger, les individus profitent des informations de chacun et cette asymétrie tend à diminuer. La situation « d’équilibre » ne correspond donc pas à l’optimum de premier rang que l’on trouvait avec l’hypothèse d’information parfaite, il s’agit d’un optimum de second rang (« second best »). In fine, les plus grandes asymétries d’information seront celles résultant de l’avance de certains individus en matière d’innovation ou de prise de risque. Ceux-ci ne sont rien d’autre que les entrepreneurs schumpéterien.

References

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  1. Source : L’Expansion, 12 au 26 mai 1999.↩︎

  2. Staten, M. and Umbeck, J. (1982), « Information Costs and Incentives to Shirk : Disability Compensation of Air Traffic Controllers », American Economic Review, 72, 1023-1037.↩︎

  3. Pour une illustration, voir l’exercice en fin de chapitre. ↩︎