Introduction

Écrit conjointement par Nathalie de Marcellis-Warin (Polytechnique Montréal et CIRANO) et Thierry Warin (HEC Montréal et CIRANO), cet ouvrage est une nouvelle version d’un livre déjà co-écrit avec également Pierre Médan (Université Paris-I La Sorbonne) (Marcellis-Warin, Médan, and Warin 2015). Il a pour objectif de présenter un des champs de la science économique, l’économie industrielle, avec une approche orientée programmation en R.

L’expérience nous montre que l’économie industrielle est encore trop souvent perçue par les étudiants comme une discipline purement théorique, construite à partir de modèles microéconomiques aux hypothèses peu réalistes. Il est vrai que ces deux disciplines entretiennent depuis fort longtemps d’étroites et complexes relations. Néanmoins, l’économie industrielle consiste à étudier les entreprises et les marchés, non pas dans l’absolu, mais plongés dans le monde réel des affaires. C’est pourquoi, malgré le recours indispensable à des outils classiques de microéconomie, nous nous attacherons toujours dans cet ouvrage à privilégier réalisme et pragmatisme dans les réflexions, les raisonnements et les modélisations que nous développerons. À l’aide d’exemples récents, d’études de cas et de brèves monographies d’entreprises, nous montrerons que théorie et pratique peuvent judicieusement se mêler pour assurer une parfaite compréhension des mécanismes actuels de l’économie industrielle. De plus, dans un souci de clarté et de pédagogie, l’utilisation de graphiques, de schémas et d’études de cas facilitera l’étude de ces mécanismes.

La façon dont nous avons construit cet ouvrage en fait avant tout un manuel de cours, qui peut s’utiliser soit de façon linéaire, soit ponctuellement pour aborder un sujet en particulier. Mais nous souhaitons aussi qu’il devienne rapidement un ouvrage de réflexion. Pour en tirer le meilleur parti, un travail personnel s’impose. L’économie industrielle s’enrichit chaque jour de raisonnements et d’exemples que chercheurs et étudiants doivent s’efforcer d’approfondir.

Loin de prétendre à l’exhaustivité, nous avons néanmoins essayé de couvrir tous les thèmes qui nous semblent importants ces jours-ci pour des étudiants de différentes formations (gestion ou ingénierie). Nous avons surtout mis l’accent sur l’approche pédagogique. Nos choix ont donc d’abord été motivés par des raisons reliées aux apprentissages et à l’acquisition des connaissances. Pour cette raison, nous proposons beaucoup d’exemples et de cas.

Nous avons organisé la table des matières en trois parties selon une approche que l’on qualifiera de SDC : d’abord, l’étude de la structure de marché (S), ensuite, l’étude des stratégies des entreprises – la dynamique (D), et enfin, l’étude de l’environnement de l’entreprise – le contexte et les enjeux futurs (C). Chaque partie comporte plusieurs chapitres détaillant les modèles et les analyses importantes. Cette approche est inspirée de celle des manuels utilisés dans les grandes universités américaines connue sous le nom de «Structure-Conduite-Performance» (SCP). La seule différence de notre approche est la troisième partie : nous avons fait le choix de parler du contexte à venir et des enjeux futurs plutôt que de la performance. Ce qui revient à mettre l’accent sur la performance future et s’inscrit encore plus dans le domaine de la décision stratégique.

Les pays industrialisés connaissent aujourd’hui d’importantes mutations économiques et technologiques. L’influence conjointe des progrès de l’informatique et des télécommunications contribue notamment à renforcer le climat d’incertitude et de complexité qui règne dans le monde des affaires et qui contraint les entreprises à faire preuve de plus de réactivité. L’organisation industrielle, qui consiste à étudier l’organisation et le fonctionnement des entreprises et des marchés dans le monde réel, répond alors aux besoins des entreprises et des pouvoirs publics soucieux de maîtriser la nouvelle économie. En effet, en offrant un solide cadre de réflexion théorique, elle permet une meilleure compréhension des stratégies des entreprises, des mécanismes de marché et des modalités d’exercice de la concurrence. Avant de présenter la structure de l’ouvrage, intéressons-nous brièvement à l’évolution de cette discipline, depuis ses origines jusqu’au paradigme actuel.

Économie industrielle, domaine de recherche fécond et dynamique

Un des pères fondateurs de l’économie industrielle est aussi un des principaux constructeurs de la microéconomie : il s’agit d’Alfred Marshall. D’ailleurs, le terme industrial organization, aujourd’hui largement accepté comme traduction d’«économie industrielle», apparaît pour la première fois dans l’ouvrage, Economics of Industry (1879), dont il est l’auteur. Plus tard, dans le célèbre Principles of Economics (1890a), Marshall abordera entre autres la délicate question de la cohérence entre la concurrence pure et parfaite et l’existence de rende-ments croissants. Si, sur bien d’autres sujets, on ne peut que louer sa clairvoyance, il faut savoir qu’au départ l’économie industrielle s’est bâtie sur les zones d’ombre de la microéconomie.

Ainsi, très vite, certains économistes n’ont pas accepté qu’une entreprise soit simplement réduite à une fonction de production. De même, les caractéristiques d’un marché de concurrence pure et parfaite sont très vite apparues comme bien peu réalistes. L’existence de barrières à l’entrée, de produits différenciés et d’un nombre d’entreprises très faible sur certains marchés firent du modèle central de la microéconomie un simple modèle de référence, assez abstrait et servant uniquement à évaluer les autres formes de marché. Ainsi, au début du siècle, plusieurs courants critiques se développèrent, d’une part en réaction aux postulats restrictifs de la microéconomie et, d’autre part, pour intégrer les nouvelles formes de production industrielle et de vente qui se développaient progressivement (production de masse avec économies d’échelle, rôle sans cesse croissant de la publicité et de la recherche, etc.). Les premiers auteurs à avoir insisté sur le caractère imparfait de nombreux marchés furent Robinson (1934) et E. Chamberlin (1933a). Très tôt, ce dernier a proposé un modèle de concurrence monopolistique où l’hypothèse d’homogénéité était abandonnée au profit de la différenciation, rendant ainsi le raisonnement plus crédible.

Vers la fin des années 1930 et surtout après la Seconde Guerre mondiale, l’économie industrielle fut dominée par un puissant courant de pensée, appelé «école de Harvard1». Bien peu convaincus par les hypothèses classiques de la microéconomie et soucieux de réalisme, les économistes de Harvard s’appuyèrent sur le triptyque «Structure-Conduite-Performance». Mais la structure du marché, c’est-à-dire l’ensemble des éléments qui rend ce marché compétitif, est fonction de conditions de base. Ces deux groupes de facteurs, conditions de base et structure, vont déterminer le comportement (ou conduite) des entreprises, lequel, à son tour, conditionne leurs performances. À partir de cette époque, la plupart des travaux d’économie industrielle utilisèrent ce paradigme pour étudier et caractériser les marchés ainsi que pour mettre en évidence la nature de la concurrence sur ces marchés.

Le fait que les chefs d’entreprises, les tenants de la politique industrielle et les autorités antitrust soient directement touchés par ce type d’études explique le formidable auditoire du courant de Harvard. Les informations que ces analyses permettent d’obtenir présentent effectivement de l’intérêt pour les dirigeants d’entreprises : connaissance plus fine de leur marché, de la force de la concurrence, de l’existence de produits de substitution ou de concurrents potentiels, etc. De même, les responsables des politiques industrielles et antitrust ne peuvent sanctionner les abus et promouvoir une allocation efficiente des ressources que par une connaissance approfondie du marché et des forces de la concurrence qui s’y développe.

Malgré les résultats importants obtenus dans le cadre de ces recherches et toutes les questions qu’elles ont suscitées, on a pu constater plusieurs limites, enrichissant pour les uns ou renouvelant pour les autres l’économie industrielle traditionnelle. En effet, certains considèrent qu’un nouveau paradigme est apparu, justifiant ainsi le terme maintenant bien connu de nouvelle économie industrielle (Schmalensee 1980). Selon A. Jacquemin (1985a), deux critiques majeures peuvent être évoquées. Tout d’abord sur le plan théorique, les études SDC sont descriptives, statiques, et sans référence à un modèle explicatif sous-jacent. Puis, sur le plan empirique, la volonté d’induire des différentes études «un schéma général susceptible d’extrapolation» est apparue pour beaucoup comme une démarche excessive, manquant de rigueur scientifique (A. Jacquemin 1985a). La réalité semble effectivement donner raison à ceux qui pensent qu’un modèle unique et généralisable à de nombreux marchés n’existe pas et ne peut donc pas être obtenu à partir d’une succession de monographies ou d’études économétriques. Les tenants de la nouvelle économie industrielle, pour pallier les limites précédentes, ancrent leurs raisonnements sur les bases les plus solides de la microéconomie. En procédant ainsi, ils enrichissent l’analyse SDC et lui offrent un socle plus rigoureux. Selon Carlton and Perloff (1998), la nouvelle économie industrielle s’est développée concurremment selon trois axes : la théorie des coûts de transaction, la théorie des marchés contestables et la théorie des jeux. Le fort pouvoir explicatif de ces trois théories motive le fait qu’elles soient au cœur de l’économie industrielle moderne, et donc qu’elles occupent une place de choix dans les trois parties de notre ouvrage.

Structure générale de l’ouvrage

Nous privilégions dans cet ouvrage l’approche SDC décrite précédemment (Structure de marché-Dynamique de marché-Contexte et enjeux futurs). La figure 0.1 présente les concepts qui seront abordés dans les différents chapitres.

Figure 0.1: Organisation de l’ouvrage selon l’approche SDC.

Dans le chapitre un, nous définissons tout d’abord la nature de la firme. Nous y présentons les choix stratégiques qui pourraient modifier le périmètre de la firme (sous-traitance, quasi-intégration, accords de coopération, alliances, ou fusions, etc.) et montrons comment la théorie des coûts de transaction justifie certaines stratégies de croissance. En réalité, la firme est un nœud complexe d’interactions.

Le chapitre deux présente l’offre et les facteurs de production, qui sont les intrants utilisés dans le processus de production. L’étude de différents indicateurs tels que la productivité moyenne ou la productivité marginale est ce qui permet de décider quels intrants choisir, quelle quantité produire, quand arrêter la production, et de comprendre pourquoi il existe une taille optimale pour une entreprise.

Le chapitre trois introduit les différentes structures de concurrence, du monopole à la concurrence pure et parfaite.

Le chapitre quatre établit qu’avant de décider d’une stratégie, l’entreprise doit comprendre et analyser le marché sur lequel elle se trouve en matière de structure, de dynamique et d’évolution possible. Les économistes ont développé de nombreux modèles permettant de décrire un marché oligopolistique et son évolution. À mi-parcours se situe la concurrence imparfaite, qui représente la structure de marché la plus réaliste. Les entreprises n’ont pas intérêt à se retrouver nombreuses sur un marché. Dans bien des cas, même si elles ne sont que deux, une guerre des prix peut être déclenchée. Elles doivent chercher à s’approprier une part de marché et à rendre la demande inélastique. L’ensemble des stratégies mises en place pour essayer de s’éloigner des hypothèses de la concurrence pure et parfaite et de se rapprocher de celles du monopole est décrit par le concept de concurrence imparfaite.

Le chapitre cinq montre que la position de force dans laquelle se trouvent les entreprises de certains secteurs oligopolistiques leur permet de fixer leurs prix simplement à partir des coûts de production, sans référence à la loi de l’offre et de la demande. L’oligopole est résolument un marché concurrentiel, où les baisses de prix sont fréquentes et peuvent s’expliquer soit par des réductions préalables des coûts de production, soit par la volonté de prendre des parts de marché à ses concurrents. Dans le second cas, les prix sont alors des signaux qui reflètent ou non le niveau des coûts. Les pratiques du prix limite et du prix prédateur consistent justement, en fixant le prix à un niveau très faible, à ruiner ses concurrents ou à dissuader des entreprises d’entrer sur le marché. Parce qu’elles sont souvent fort coûteuses pour les entreprises qui les mettent en œuvre, la crédibilité de ces stratégies est mise en cause.

Qu’elle soit sur une structure de marché concurrentielle ou oligopolistique, l’entreprise va essayer de renforcer sa présence sur son marché. Dans le chapitre six, nous montrons qu’elle utilise différentes stratégies pour ce faire, dont les stratégies de discrimination par les prix et les ventes liées. L’objectif est de s’extirper un peu de la pression concurrentielle. Si ces stratégies profitent aux entreprises, elles ont des conséquences sur le surplus du consommateur, mais aussi sur les entreprises elles-mêmes. En effet, les entreprises doivent prendre soin de leur réputation.

Le chapitre sept porte sur les stratégies de différenciation des produits. Des solutions qui à première vue semblent évidentes au regard de la localisation (par exemple, s’éloigner de son concurrent) ne le sont pas forcément lorsqu’on étudie les avantages et les inconvénients d’une différenciation maximale ou minimale.

Le chapitre huit se penche sur la question de l’innovation. Toute société a besoin d’innovation pour croître. Les gouvernements convaincus ont même décidé d’accompagner et de soutenir l’innovation par des politiques industrielles et de propriété intellectuelle. Toutefois, comme toujours en économie, ce qui semble évident au premier abord donne en fait des résultats différents en raison de la dynamique des acteurs du marché.

Le chapitre neuf présente les stratégies de coopération et les fusions-acquisitions. Tout d’abord, nous décrivons les cartels, qui existent toujours et qui offrent aux entreprises adhérentes la possibilité de vendre leurs produits à un prix plus élevé, le plus souvent grâce à la définition de quotas. Les firmes d’un secteur oligopolistique ont généralement intérêt à conclure une entente; cependant, une fois le cartel créé, chaque firme prise individuellement trouve avantage à ne pas en respecter les règles. L’oligopole est aussi un secteur propice aux stratégies de fusions-acquisitions et d’alliances. Poussées par la recherche de complémentarités, d’économies d’échelle et d’apprentissage, par la possibilité de conquérir de nouveaux marchés, les entreprises procèdent fréquemment à des acquisitions ou à des accords de coopération. Alors que ces derniers offrent plus de flexibilité et facilitent la création de normes privées, les fusions-acquisitions sont l’instrument privilégié pour réduire ou mieux maîtriser la concurrence.

Le chapitre dix s’attache à présenter les avantages comparatifs et les théories du commerce international. Nous y découvrons le prisme à travers lequel les économistes regardent les échanges internationaux et les leçons que l’on peut en tirer.

Le chapitre onze retrace l’historique des politiques de concurrence aux États-Unis et en Europe. Ces politiques cherchent à protéger et à promouvoir la libre concurrence. Face à la mondialisation des marchés et afin d’éviter de freiner la compétitivité des grands groupes, les autorités antitrust appliquent généralement la logique du bilan économique, grâce à laquelle les avantages et les inconvénients de l’opération sont mis en balance. De plus, certains règlements évitent à des opérations spécifiques (telles que les accords réalisés dans le domaine de la RD ou la création de filiales communes) de subir les mêmes contraintes que les opérations concentratives ou coopératives classiques.

Le chapitre douze conclut cet ouvrage en montrant que le monde est en quête d’intégration au vu des nombreux accords bilatéraux en cours de négociation. Ces méga-accords commerciaux peuvent jouer un rôle d’intégration économique. L’accord de libre-échange en cours de négociation entre l’Union européenne (UE) et les États-Unis n’amènera sans doute pas de grands changements économiques. Entre ces deux économies déjà bien intégrées, les gains anticipés pour les entreprises viendront plutôt de la simplification administrative du commerce international et aussi de l’amélioration de la productivité des chaînes de valeur entre ces deux économies. En revanche, l’accord de deuxième génération entre le Canada et l’UE permettra à l’économie canadienne en particulier d’avoir accès à plus de 40 % du produit intérieur brut (PIB) mondial à travers l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) avec les États-Unis et au marché des pays de l’UE.

References

Carlton, Dennis W, and Jeffrey M Perloff. 1998. Économie Industrielle. De Boeck Université.

Chamberlin, Edward. 1933a. The Theory of Monopolistic Competition. 1st ed. Harvard Economic Studies. Harvard university press.

Jacquemin, A. 1985a. Sélection et Pouvoir Dans La Nouvelle économie Industrielle. Economica.

Marcellis-Warin, Nathalie de, Pierre Médan, and Thierry Warin. 2015. “Économie Industrielle Presses Internationales Polytechnique.” http://www.presses-polytechnique.ca/fr/economie-industrielle.

Marshall, Alfred. 1890a. Principles of Economics. Macmillan.

Marshall, Alfred, and Mary Paley Marshall. 1879. Economics of Industry. Acmillan; co.

Robinson, Joan. 1934. “What Is Perfect Competition?” The Quarterly Journal of Economics 49 (1): 104–20.

Schmalensee, Richard. 1980. “The New Industrial Organization and the Economic Analysis of Modern Markets.”


  1. L’initiateur du paradigme SCP est E. Mason (1939). Quelques années plus tard, J. Bain (1959) va enrichir le modèle de base↩︎