Chapitre 4 Structures de marché oligopolistique

À retenir

À mi-parcours entre la concurrence pure et parfaite et le monopole, la structure de marché oligopolistique représente la structure de marché la plus réaliste. Les entreprises n’ont pas intérêt à se retrouver nombreuses sur un marché. Dans bien des cas, même si elles ne sont que deux, cela peut donner lieu à une guerre des prix. Elles doivent essayer de s’approprier une part de marché et de rendre la demande inélastique. Et l’ensemble des stratégies mises en place pour tenter de s’éloigner des hypothèses de la concurrence pure et parfaite et de se rapprocher de celles du monopole renvoie au concept de concurrence imparfaite.

4.1 Introduction

La micro-économie traditionnelle est tout entière ancrée dans le modèle concurrentiel, et la théorie de la concurrence pure et parfaite (CPP) constitue désormais un monument théorique harmonieux (Debreu 1959). Dès 1838, Antoine Augustin Cournot (Cournot 1838) a jeté les bases d’une théorie expliquant la formation des quantités et du prix en monopole et en oligopole. Pour ce dernier cas, contrairement à l’hypothèse d’atomicité de la concurrence pure et parfaite, le nombre de vendeurs est peu élevé et chacun d’eux est conscient du contexte interactif de décisions dans lequel il est engagé vis-à-vis de ses rivaux. Cournot ouvrait là un nouveau champ qui est celui de la concurrence imparfaite en analysant comment, en choisissant la quantité qu’il mettait en vente, chaque vendeur pouvait influencer son propre bénéfice, mais aussi celui de ses concurrents. De plus, il a montré que la concurrence pure et parfaite apparaissait comme le cas limite de la théorie qu’il proposait quand le nombre d’offreurs devenait infiniment grand. Un peu plus tard, Joseph Bertrand (1883) a critiqué l’approche en quantités proposée par Cournot et y a substitué la concurrence en prix.

Nous allons étudier la structure imparfaite la plus courante, celle où le nombre d’offreurs est limité : l’oligopole non coopératif. La différence entre l’oligopole coopératif et le non coopératif est que dans le premier cas, l’oligopole est le fruit d’une décision stratégique de former un cartel plus ou moins puissant. Dans le second cas, les entreprises en situation d’oligopole prennent leurs décisions de production sans se concerter, respectant la concurrence, mais agissent en réaction aux décisions des autres. Ceci peut par exemple amener tout naturellement un partage de marché, bien qu’involontaire. Nous allons examiner les décisions de prix, de production et d’investissement dans un environnement non pas stratégique – nous verrons cela dans la partie II – mais dans un environnement de marché : les décisions de chacun dépendent des décisions des autres et de leurs effets sur le marché. Chaque entreprise comprend que les caractéristiques du marché, et notamment le prix de vente, dépendent de son comportement. Elle doit alors tenir compte de la réaction de ses concurrents.

Les entreprises milliardaires

«En août 2020, Apple est devenu la première société américaine à valoir plus de 2000 milliards de dollars en Bourse, doublant sa capitalisation en tout juste deux ans. Apple avait déjà été le premier à franchir la barre des 1000 milliards de dollars à Wall Street en août 2018. Il a depuis été suivi par Amazon, Microsoft et Alphabet, la maison mère de Google. Aramco, une entreprise du secteur pétrolier, était devenu en décembre 2019 la première compagnie au monde à dépasser la barre de 2000 milliards de dollars. Mais son cours a depuis beaucoup baissé et la valeur d’Apple est passée devant celle d’Aramco fin juillet 2020.» - Extrait du journal Les Affaires1

Dans un marché oligopolistique, le nombre d’entreprises est limité. L’intérêt du concept d’oligopole est de permettre de disposer d’une grille d’analyse des structures de marché existantes. Connaissant la structure dans laquelle se trouve une entreprise, il est possible de réfléchir à la meilleure stratégie à mettre en place. Les structures de marché sont mouvantes. De la stabilité en matière de parts de marché, on passe très souvent à des guerres visant à la domination des concurrents, même si le nombre d’entreprises est faible sur ce marché. Sans entrer pour le moment dans l’analyse des stratégies, nous allons étudier les différents types d’oligopoles et les assembler pour en faire un filtre d’analyse.

4.2 Oligopole non-coopératif

4.2.1 Définition d’un oligopole

Un oligopole est une structure de marché constituée d’un nombre limité d’entreprises. Ce nombre limité d’entreprises peut s’expliquer par des coûts d’entrée énormes : on parlera alors de «barrières à l’entrée». Celles-ci permettent aux oligopoleurs de profiter de bénéfices importants à long terme, empêchant d’autres producteurs de s’introduire sur le marché. Les exemples les plus connus d’industries oligopolistiques sont l’industrie automobile, la production d’acier, d’aluminium et des produits chimiques et les groupes d’équipement électronique (ordinateurs, par exemple). Ces obstacles à l’entrée peuvent être naturels. Par exemple, la présence d’économies d’échelle constitue une barrière naturelle : seul un petit nombre d’entreprises peuvent approvisionner le marché entier à cause, par exemple, des coûts fixes trop élevés (c’est le cas en économie des réseaux : transport ferroviaire, télécommunications). Les coûts publicitaires pour se faire connaître sur le marché peuvent aussi représenter une barrière très efficace contre l’entrée d’autres producteurs. Il existe aussi des obstacles légaux, comme un brevet d’invention, une licence gouvernementale requise pour produire ou un copyright. L’industrie pharmaceutique française en est un exemple flagrant.

Dans certains cas, les entreprises cherchent à défendre activement leur position sur un marché contre les entrants potentiels : ces mesures sont des obstacles stratégiques. Les menaces d’engager une guerre des prix ou d’inonder le marché au cas où un nouveau fournisseur apparaîtrait sont des exemples courants. Ces considérations stratégiques peuvent être très compliquées. Dans chaque décision, l’entreprise tient compte des réactions de ses concurrents et du fait qu’eux aussi vont prendre en compte ses propres réactions. Dans certains secteurs, on observe de nombreuses fusions qui diminuent le nombre d’entreprises sur le marché (fig.4.1)

Fusions dans le secteur aérien aux États-Unis et structure oligopolistique. (Source : Adapté de @cnn_money_runway_2013)

Figure 4.1: Fusions dans le secteur aérien aux États-Unis et structure oligopolistique. (Source : Adapté de CNN Money (2013))

4.2.2 Caractéristiques

Le cas général d’un marché oligopolistique est la concurrence entre un nombre d’entreprises limité. On parlera donc de situations de non-coopération entre les entreprises, d’où l’intérêt de la modélisation de la théorie des jeux non coopératifs. Ces entreprises peuvent se concurrencer en suivant deux stratégies : soit elles pratiquent la concurrence par les quantités et elles cherchent concrètement à augmenter leurs parts de marché, soit elles pratiquent la concurrence par les prix.

4.2.3 Équilibre du marché oligopolistique

Dans le cas de la CPP, l’équilibre est atteint lorsque l’offre est égale à la demande. On détermine alors les quantités et le prix d’équilibre. Aucune entreprise n’a de poids sur le marché (hypothèse d’atomicité) et, sous couvert de l’hypothèse d’information parfaite, les offreurs s’alimentent en intrants (inputs) aux meilleurs prix et utilisent donc la meilleure technologie de production. Ils vont donc avoir des structures de coûts identiques pour produire un même bien. Ils maximiseront leurs profits en égalisant le prix au coût marginal, et à long terme les profits seront nuls. Cet équilibre de CPP est un équilibre stable dans la mesure où lorsqu’il est atteint, les entreprises n’ont pas de raison de changer les prix ou les quantités qu’elles offrent sur le marché.

Dans le cas d’un marché oligopolistique, les entreprises vont vouloir maximiser leurs profits, mais cette fois l’hypothèse d’atomicité n’existe plus. Chacune aura un poids sur le marché. Elles devront donc tenir compte de la production des autres dans leur choix d’offrir une certaine quantité. L’entreprise voudra retirer le maximum de profit compte tenu de ce que les autres font, mais les concurrents feront aussi de leur mieux étant donné les actions de l’entreprise en question. Comme l’écrit E. Chamberlin :

Tout vendeur qui cherche à maximiser son profit de façon rationnelle et intelligente s’aperçoit que, dans le cas d’un petit nombre de vendeurs, chacune de ses actions a des effets considérables sur ses concurrents et qu’il est vain de supposer que ceux-ci supportent sans représailles les pertes qu’on leur impose.

Dans le cadre général de la non-coopération, nous étudierons les stratégies des oligopoles dont la variable est le prix. Mais avant cela, analysons les oligopoles dont la variable stratégique est la quantité. Pour bien illustrer la concurrence par les quantités, nous pouvons nous représenter un rayon de céréales dans un grand magasin. Plus une marque prend de la place sur les étagères, plus elle a un pouvoir d’attirer le client.

4.3 Concurrence par les quantités : l’oligopole selon Cournot et Stackelberg

Deux cas de figure se présentent : soit les deux agents sont interchangeables (ils ont un rôle symétrique et ils acceptent d’avoir le même poids sur le marché), soit ils ont un rôle asymétrique (l’une des entreprises va avoir un rôle dominant). Pour simplifier, nous prendrons le cas d’un oligopole formé de deux entreprises : le duopole. L’étude moderne de ce sujet repose presque entièrement sur la théorie des jeux, mais nous présenterons aussi les modèles classiques.

4.3.1 Rôle symétrique des entreprises : le duopole de Cournot

Antoine Augustin Cournot (1801-1877) était un mathématicien, un économiste et un philosophe français. Il fut l’un des premiers intellectuels à utiliser des techniques mathématiques pour analyser les problèmes économiques. Dans son plus célèbre ouvrage, Recherches sur les principes mathématiques de la théorie des richesses, publié en 1838, Cournot examine les problèmes d’ajustement des prix sur les marchés monopolistiques, duopolistiques et parfaitement compétitifs. Le duopole de Cournot étudie la concurrence par les quantités entre des entreprises ayant un poids identique.

Considérons deux entreprises qui produisent un produit homogène en quantités \(q_1\) et \(q_2\) et qui ont des fonctions de coûts identiques : \(C_{q_i}\). La production totale s’élève ainsi à \(Q=q_1+q_2\).

Le modèle repose sur quatre hypothèses.

  • H1 : La demande est de type concurrence pure et parfaite (atomicité des demandeurs). La fonction de demande globale est supposée monotone décroissante et connue à l’avance, \(Q=Q(P)\). Par conséquent, la distribution des prix que sont prêts à payer les demandeurs est connue pour chaque quantité totale offerte sur le marché. La fonction de demande inverse est donc \(P=P(Q) =P(q_1+q_2)\).

  • H2 : La variable stratégique de chacune des entreprises sur le marché est la quantité d’extrants produite et non pas les prix. Ces marchés correspondent à des marchés «matures» sur lesquels un producteur ne peut suivre une politique de prix différente de celle de ses concurrents, les consommateurs étant habitués aux gammes de prix existantes. Un exemple est celui du marché de l’automobile où chaque consommateur apprécie précisément le prix d’une voiture en fonction de la gamme dans laquelle elle se trouve : petite citadine, familiale, routière, monospace.

  • H3 : Le bien produit dans la branche est parfaitement homogène (c’est-à-dire parfaitement substituable).

  • H4 : Chaque entreprise a pour objectif la maximisation de son profit en s’adaptant aux conditions du marché.

L’objectif de chaque entreprise est de maximiser son profit en fonction de la quantité qu’elle choisit de mettre sur le marché. Les deux entreprises choisissent leurs quantités vendues de façon non coopérative.

Le programme de maximisation de l’entreprise 1 est :

\[\begin{equation} max{ \Pi_1(q_1, q_2)} =P(Q) \times q_1 – C(q_1) =P(q_1+q_2) \times q_1 – C(q_1) \tag{4.1} \end{equation}\]

Le profit de l’entreprise 1 dépend de la quantité produite par l’entreprise 2 (la recette totale, qui est le produit du prix sur le marché, dépend de la demande totale et de la quantité offerte individuellement par chaque entreprise). Pour prendre la bonne décision, l’entreprise 1 doit prévoir la décision de production de l’entreprise 2.

Même raisonnement pour l’entreprise 2 dont le programme de maximisation est :

\[\begin{equation} max \ \Pi_2(q_1, q_2) =P(Q) \times q_2 – C(q_2) =P(q_1+q_2) \times q_2 – C(q_2) \tag{4.2} \end{equation}\]

Équilibre de Cournot. Pour déterminer l’équilibre, chaque entreprise va maximiser son profit pour un niveau de production donné du concurrent. Donc, l’équilibre va vérifier les deux conditions du premier ordre suivantes :

\[\begin{equation} \begin{cases} \frac{\partial \Pi_{1,q_1+q_2}}{\partial q_1} = \frac{\partial P_{q_1+q_2}}{\partial q_1} \times q_1 + P_{q_1+q_2} - \frac{\partial C{q_1}}{\partial q_1} = 0 \\ \frac{\partial \Pi_{2,q_1+q_2}}{\partial q_2} = \frac{\partial P_{q_1+q_2}}{\partial q_2} \times q_2 + P_{q_1+q_2} - \frac{\partial C{q_2}}{\partial q_2} = 0 \end{cases} \tag{4.3} \end{equation}\]

On a aussi les conditions du second ordre pour chaque entreprise :

\[\begin{equation} \frac{\partial^2 \Pi}{\partial q^2_i} \leq 0 \tag{4.4} \end{equation}\]

La condition du premier ordre pour l’entreprise 1 exprime sa production optimale en fonction de ses anticipations sur le choix de l’entreprise 2. C’est ce que l’on appelle la «fonction de réaction» de l’entreprise 1 : elle montre les réactions de l’entreprise 1 compte tenu de ses différentes conjectures sur le choix possible de l’entreprise 2. On a donc une fonction de réaction pour chacune des deux entreprises. Par conséquent, il faut isoler les quantités de chaque entreprise, d’où :

\[\begin{equation} \begin{cases} \frac{\partial P_{q_1+q_2}}{\partial q_1} \times q_1 + P_{q_1+q_2} = \frac{\partial C{q_1}}{\partial q_1} \implies q_1=R_1(q_2) \\ \frac{\partial P_{q_1+q_2}}{\partial q_2} \times q_2 + P_{q_1+q_2} = \frac{\partial C{q_2}}{\partial q_2} \implies q_2=R_2(q_1) \end{cases} \tag{4.5} \end{equation}\]

On a déterminé les fonctions de réaction des deux entreprises \(R_1(q_2)\) et \(R_2(q_1)\) et on cherche les quantités optimales pour chacune. Ces deux fonctions de réaction sont des fonctions de «meilleure réponse» à la quantité offerte par l’autre entreprise. L’équilibre est un cas particulier de ces fonctions de réaction. Ainsi, la première entreprise va déterminer en fonction de ses coûts la quantité qui maximisera ses profits. La seconde entreprise, connaissant la demande, déterminera avec sa fonction de réaction la quantité à offrir en fonction de la quantité offerte par la première entreprise. Mais cette quantité aura également un impact sur la fonction de réaction de la première entreprise, qui devra elle aussi ajuster sa quantité offerte, etc.

Pour trouver l’équilibre, il faut donc remplacer q2 par la fonction de réaction de l’entreprise 2 qui dépend de \(q_1\) :

\[\begin{equation} q_1=R_1(R_2(q_1)) \implies q_1^* \tag{4.6} \end{equation}\]

puis on remplace \(q_1^*\) dans la fonction de réaction de l’entreprise 2 et on trouve \(q_2^*\).

L’équilibre (\(q_1^*,~q_2^*\)) est un équilibre de Cournot-Nash. On représente souvent le couple (\(Q^*,~ P^*\)) avec \(Q^* =q_1^* +q_2^*\) et \(P^* =P(q_1^* +q_2^*)\).

L’entreprise 1 va maximiser son profit en égalisant sa recette marginale à son coût marginal. Comme l’entreprise 2 est identique en coûts et en produits, la fonction de meilleure réponse (ou fonction de réaction) est évidemment symétrique à celle de l’entreprise 1, conduisant à \(q_1^* =q_2^*\).

Si la courbe de demande inverse est concave, les courbes de réaction auront des pentes négatives. L’équilibre de Cournot se situe à l’intersection des deux courbes de réaction (fig. 4.2).

Équilibre de Cournot.

Figure 4.2: Équilibre de Cournot.

Le modèle classique de Cournot permet d’expliquer l’existence de cet équilibre à partir d’un processus d’ajustement. Il repose sur l’hypothèse qu’il n’existe qu’une seule entreprise sur le marché. Cette entreprise choisit ce qu’elle considère être le niveau d’extrant qui maximise son profit. Ensuite, la seconde entreprise entre sur le marché. On suppose que le choix de la quantité produite par la première entreprise est connu et que la seconde entreprise va s’adapter à cette situation et fixer la quantité qui maximise son profit. La première entreprise réagira à son tour au choix de la seconde. Ce processus d’ajustement s’étend sur plusieurs étapes d’actions et de réactions jusqu’à ce que les deux entreprises atteignent un équilibre et n’aient plus le moindre intérêt à modifier leurs quantités produites. Ainsi, chaque entreprise affine ses conjectures sur le comportement de l’autre par l’observation de ses choix réels de production.

Cette interprétation dynamique montre que c’est un processus d’apprentissage qui permet de faire converger vers l’équilibre. Toutefois, selon la pente des courbes de réaction, on peut aboutir à des résultats différents. Si la courbe de réaction de l’entreprise 1 a une pente plus forte que celle de l’entreprise 2, on va converger vers un équilibre de Cournot-Nash :l’équilibre est donc stable (fig. 4.3).

Équilibre stable.

Figure 4.3: Équilibre stable.

Dans le cas inverse, l’équilibre sera instable (fig. 4.4).

Équilibre instable.

Figure 4.4: Équilibre instable.

Cette interprétation dynamique a été contestée, car rien, a priori, ne permet d’affirmer que le processus d’apprentissage va faire converger vers l’équilibre. L’équilibre existe (point d’intersection des fonctions de réaction), mais si l’entreprise 1 décide de produire une quantité différente de la quantité d’équilibre puis s’adapte en fonction de la réaction de l’entreprise 2, on peut trouver des conjectures incompatibles. La théorie des jeux est venue répondre à cette critique.

Relecture du modèle de Cournot par la théorie des jeux. La théorie des jeux permet l’intégration de l’équilibre dynamique. L’analyse moderne des interactions stratégiques par la théorie des jeux a permis de clarifier certains concepts (par exemple, ne pas expliquer l’équilibre par le processus d’apprentissage).

La théorie des jeux analyse les interactions entre des joueurs rationnels, décidant individuellement. Il faut donc tenir compte de trois éléments : les joueurs, les stratégies et les paiements. Les deux entreprises sont les deux joueurs, les gains sont représentés par les profits respectifs de chaque entreprise et les stratégies sont constituées par les quantités que chaque entreprise peut produire.

Un équilibre de Cournot-Nash en stratégie pure est alors un ensemble de quantités (\(q_1^*, q_2^*\)) tel que chaque entreprise choisit la quantité qui maximise son profit compte tenu de ses conjectures sur le choix de l’autre entreprise, et tel que les suppositions sur le choix de l’autre entreprise sont effectivement correctes. Soit l’exemple suivant. Chaque entreprise a deux choix de quantités : produire 10 ou produire 5. Si elles produisent toutes les deux 10, elles se retrouvent avec des bénéfices nuls de (0, 0). Si elles produisent toutes les deux 5, alors leurs bénéfices sont de (5, 5). Les deux autres situations conduisent à des profits différents pour les deux entreprises, avec un profit de 4 pour celle qui produira 10 et un profit de 3 pour celle qui produira 5. Ainsi, chaque entreprise va chercher la meilleure réponse à la quantité que produirait son concurrent. On va mettre un astérisque (*) pour identifier le profit maximal associé. Par exemple, si l’entreprise 2 décide de produire 10, la meilleure réponse pour l’entreprise 1 est de produire 5 et d’obtenir 3 (et non 0 si elle produisait 10), d’où *3 (tableau 4.1).

Table 4.1: Un exemple de représentation matricielle du duopole de Cournot

Dans le modèle de Cournot, la quantité, le prix et les profits à l’équilibre auront des valeurs intermédiaires entre celles qui interviennent sur un marché monopolistique et celles qui interviennent sur un marché de CPP. Et la théorie des jeux amène à la conclusion que l’équilibre de Cournot n’est pas seulement réaliste, mais qu’il est le seul envisageable dans un jeu à une seule période (Friedman, 1983), ce qui élimine les discussions sur la convergence de l’équilibre de Cournot.

Le duopole «coopératif» : Airbus et Boeing (Adapté de Bridier 2013)

Le segment des avions gros porteurs est un duopole représenté par deux compagnies : Boeing et Airbus. L’équilibre de Cournot, qui implique une participation active des deux joueurs au sein de l’industrie, semble être le plus bénéfique pour les deux compagnies. Les deux entreprises veulent assurer la promotion de l’industrie aéronautique afin de créer des conditions de développement qui favoriseront la maximisation de leurs gains respectifs. En effet, puisqu’aucun des marchés dans lesquels les entreprises sont implantées ne tolérerait une situation monopolistique, Boeing et Airbus ont tout intérêt à s’assurer tacitement que leur compétiteur soit en mesure de poursuivre ses activités commerciales. Ainsi, lorsque, fin 2011, Boeing s’est vu interdire le vol de tous ses 787 après une succession d’incidents sur ses avions, Airbus s’est retenu d’enfoncer son rival par pur intérêt commercial. En fait, si les investisseurs commencent à mettre en doute le modèle industriel de Boeing qui a mené à cette succession d’incidents, ils mettront inéluctablement en doute le modèle industriel d’Airbus : le meilleur choix pour Airbus est donc de ne pas discréditer Boeing pour ses déboires.

4.3.2 Rôle asymétrique des entreprises : le duopole de Stackelberg

Heinrich von Stackelberg est un économiste allemand qui a étudié l’organisation des marchés et les interactions stratégiques entre entreprises. Il proposa le concept de leader-follower, avec une entreprise meneuse et une entreprise suiveuse pour des marchés duopolistiques dans son ouvrage Theory of market economy, paru en 1952. Le modèle de duopole de Stackelberg est une extension du modèle de Cournot, mais tient compte d’un comportement asymétrique de la part des deux entreprises sur un marché duopolistique.

Comme chez Cournot, on considère deux entreprises (\(i= \{1, 2\}\)) produisant des quantités \(q_1\) et \(q_2\) avec \(Q=q_1+q_2\) et des fonctions de coût identiques : \(C_i(q_i)\).

Le modèle repose sur cinq hypothèses.

  • H1 : La demande est de type concurrence pure et parfaite (= atomicité des demandeurs). La fonction de demande globale est supposée monotone décroissante et connue à l’avance, Q=Q(P). Par conséquent, la distribution des prix que sont prêts à payer les demandeurs est connue pour chaque quantité totale offerte sur le marché. La fonction de demande inverse est Q=Q(P).

  • H2 : Par conséquent, la variable stratégique de chacune des entreprises sur le marché est la quantité d’extrant produite.

  • H3 : Le bien produit dans la branche est parfaitement homogène (= parfaitement substituable).

  • H4 : Chaque entreprise a pour objectif la maximisation de son profit.

  • H5 : L’entreprise meneuse a une information complète sur la courbe de réaction de l’autre entreprise. L’entreprise suiveuse cherchera à maximiser son profit compte tenu de la situation qui a été créée par l’entreprise meneuse.

Le modèle de Stackelberg (1952) suppose qu’une entreprise joue un rôle actif sur le marché (le meneur) et que l’autre entreprise joue un rôle passif (le suiveur). Le meneur choisit le premier son niveau de production. Il fixe une quantité qui maximise le profit en prenant en considération la quantité qu’il escompte que le suiveur fixera en réaction à son propre choix. Il suppose que le suiveur voudra aussi maximiser son profit, mais qu’il acceptera le choix de production du meneur comme une donnée. Cette supposition permet au meneur de prévoir le choix de production du suiveur et de prendre ce choix en compte quand il détermine son propre niveau de production.

L’objectif de chaque entreprise est de maximiser son profit en fonction de la quantité qu’elle choisit de mettre sur le marché. Les deux entreprises fixent les quantités vendues de façon non coopérative. Les programmes de maximisation sont donc :

\[\begin{equation} \begin{cases} max{\Pi_{1}(q_1,q_2) }= P(Q) \times q_1 - C_1(q_1) = P(q_1+q_2) \times q_1 = C_1(q_1) \\ max{\Pi_{2}(q_1,q_2)} = P(Q) \times q_2 - C_2(q_2) = P(q_1+q_2) \times q_2 = C_2(q_2) \end{cases} \tag{4.7} \end{equation}\]

Équilibre de Stackelberg. Pour déterminer l’équilibre, on doit calculer la fonction de réaction de l’entreprise suiveuse et maximiser le profit de l’entreprise meneuse connaissant la réaction de l’entreprise suiveuse.

  1. Fonction de réaction de l’entreprise suiveuse :

\[\begin{equation} \frac{\partial \Pi_2(q_1,q_2)}{\partial q_2} = 0 \tag{4.8} \end{equation}\]

d’où

\[\begin{equation} \frac{\partial P_(q_1+q_2)}{\partial q_2} \times q_2 + P(q_1+q_2) - \frac{\partial C_2 (q_2)} {\partial q_2} = 0 \tag{4.9} \end{equation}\]

ou, sous une autre forme :

\[\begin{equation} \frac{\partial P_(q_1+q_2)}{\partial q_2} \times q_2 + P(q_1+q_2) = \frac{\partial C_2 (q_2)} {\partial q_2} \tag{4.10} \end{equation}\]

On a donc une fonction de réaction pour l’entreprise suiveuse : \(q_2=R_2(q_1)\).

  1. Maximisation du profit de l’entreprise meneuse : détermination de \(q_1^*\).

Maintenant que l’on connaît la fonction de réaction de l’entreprise suiveuse, il faut maximiser le profit de l’entreprise meneuse :

\[\begin{equation} \Pi(q_1,q_2) = P(Q) \times q_1 – C_1(q_1) = P(q_1 + R_2(q_1)) \times q_1 – C_1(q_1) \tag{4.11} \end{equation}\]

Remarque : On peut utiliser cette expression pour tracer les courbes d’isoprofit. Il s’agit de courbes représentant les combinaisons de \(q_1\) et de \(q_2\) qui engendrent un niveau constant de profit pour l’entreprise 2. En d’autres termes, ces courbes d’iso-profit sont constituées de tous les points (\(q_1, q_2\)) qui donnent le même niveau de profit.

Ainsi, on a, pour la maximisation :

\[\begin{equation} \frac{\partial \Pi_1(q_1,R_2(q_1))}{\partial q_1} = 0 \tag{4.12} \end{equation}\]

\[\begin{equation} \frac{\partial \Pi_1(q_1+R_2(q_1))}{\partial q_1} \times \left( 1+ \frac{\partial R_2(q_1)}{\partial q_1}\right) \times q_1 + P(q_1+R_2(q_1))-\frac{\partial C_1(q_1)}{\partial q_1} = 0 \tag{4.13} \end{equation}\]

d’où

\[\begin{equation} \frac{\partial \Pi_1(q_1+R_2(q_1))}{\partial q_1} \times \left( 1+ \frac{\partial R_2(q_1)}{\partial q_1}\right) \times q_1 + P(q_1+R_2(q_1))= \frac{\partial C_1(q_1)}{\partial q_1} = 0 \tag{4.14} \end{equation}\]

On obtient ainsi directement \(q_1^*\)

Désavantage au premier entrant (Le Monde 2012)

L’industrie du luxe en Chine a subit un changement de paradigme au début des années 2010 : certains produits luxueux se sont banalisés. Les meneurs du marché du luxe tels que Louis Vuitton, Gucci et Burberry avaient en 2012 respectivement 39, 54 et 66 boutiques en Chine. De l’autre côté, les suiveurs tels que Prada et Hermès possédaient respectivement 20 et 21 boutiques en Chine. Les consommateurs chinois de produits de luxe se sont tournés progressivement vers ces marques plus discrètes, aux dépens des marques plus connues et plus répandues telles que Louis Vuitton et Gucci. Ainsi, en 2012, le chiffre d’affaires d’Hermès a augmenté de 25 % dans les régions de la Chine, Hong Kong et Singapour, contre une croissance d’environ 10 % pour Louis Vuitton. Ce qui est avant tout recherché sur le marché chinois à cette époque, c’était la rareté et la discrétion. Les meneurs se sont retrouvés désavantagés puisque avec la prolifération de leurs magasins, leurs produits sont devenus beaucoup trop accessibles, physiquement parlant. Ils ont bien tenté d’augmenter le prix de leurs produits pour renforcer le sentiment d’inaccessibilité, mais cette stratégie n’a pas semblé fonctionner.

  1. Réponse de l’entreprise suiveuse.

En reportant cette valeur dans la fonction de réaction de l’entreprise suiveuse, on obtient \(q_2^*\).

L’équilibre sur le marché est un équilibre de Stackelberg et il sera représenté par (\(Q^*, P^*\)), avec \(Q^* =q_1^* +q_2^*\) et \(P^* =P(q_1^* +q_2^*)\).

L’entreprise 1 réalise que lorsqu’elle détermine \(q_1\), l’entreprise 2 va utiliser la fonction de réaction de Cournot pour décider de sa production optimale \(q_2=R_2(q_1)\). L’entreprise 1 choisit donc q1 pour maximiser son profit à condition que l’entreprise 2 utilise sa fonction de réaction de Cournot. L’entreprise 1 maximise son profit en posant sa recette marginale égale au coût marginal. Le prix sera donc \(P^*\). À ce prix-là, l’entreprise 2 récupère \(q_2\), résultat de la différence entre la demande totale et la quantité produite par l’entreprise 1.

Une autre méthode est d’utiliser les courbes d’isoprofit (fig. 4.5). Les courbes d’isoprofit représentent l’ensemble des combinaisons de \(q_1\) et de \(q_2\) qui engendrent le même niveau de profit :

\[\begin{equation} \overline\Pi = f(q_1 ,q_2) \tag{4.15} \end{equation}\]

Pour chaque niveau de production fixé par l’entreprise 2 (\(q_2\)), l’entreprise 1 peut fixer son propre niveau de production (\(q_1\)) de façon à maximiser son profit (courbe d’isoprofit la plus à droite). Ce point satisfait une condition de tangence : la pente de la courbe d’isoprofit doit être horizontale. L’ensemble des points de tangence définit la fonction de réaction.

Courbes d’isoprofit et fonction de réaction R1 de l’entreprise 1.

Figure 4.5: Courbes d’isoprofit et fonction de réaction R1 de l’entreprise 1.

Notons que la courbe d’isoprofit la plus basse représente un niveau de profit pour l’entreprise 1 supérieur aux autres combinaisons, Pour déterminer la fonction de réaction de l’entreprise 2, il suffit de procéder de façon symétrique.

Une fois les deux fonctions de réaction déterminées, on calcule l’équilibre de Stackelberg où l’entreprise 1 est meneur. L’entreprise 1 va chercher à maximiser son profit connaissant la fonction de réaction de l’entreprise 2. Elle va donc choisir d’offrir une certaine quantité, compte tenu de la quantité offerte en réaction par l’entreprise 2. Et cette quantité offerte par l’entreprise 1 sera forcément celle qui maximise son profit. Elle se situera donc sur la courbe d’isoprofit la plus basse, ce qui représente le maximum de production de l’entreprise 1 sachant la production de l’entreprise 2. C’est par ce mécanisme que le point de tangence entre la courbe d’isoprofit de l’entreprise 1 et la fonction de réaction de l’entre-prise 2 sera déterminé (fig. 4.6).

Équilibre de Stackelberg (l’entreprise 1 est meneuse).

Figure 4.6: Équilibre de Stackelberg (l’entreprise 1 est meneuse).

L’équilibre de Stackelberg n’est généralement pas le même que l’équilibre de Cournot.

Graphiquement, à l’équilibre de Stackelberg, l’entreprise 1 (meneuse) choisit un niveau de production plus élevé qu’elle ne l’a fait précédemment à l’équilibre de Cournot et reçoit des profits plus importants (fig. 4.7). Cela est dû à l’avantage du meneur dans le modèle de Stackelberg : c’est lui qui prend sa décision en premier. On peut représenter ce jeu sous forme séquentielle ou extensive (il s’agit d’une représentation en arbre où le meneur joue en premier et le suiveur en deuxième).

Toutefois, on peut se demander ce qui se passe lorsque le nouvel entrant refuse d’être un suiveur. Trois cas de figure peuvent se présenter :

  1. une des deux entreprises parviendra à devenir le meneur et l’autre entreprise sera forcée de prendre le rôle de suiveur, amenant de cette façon un équilibre de Stackelberg;
  2. les deux entreprises convergeront vers l’équilibre de Cournot et pourront éventuellement se partager le marché et tous les profits;
  3. le marché restera en déséquilibre.
Équilibres de Cournot et de Stackelberg.

Figure 4.7: Équilibres de Cournot et de Stackelberg.

4.4 Concurrence par les prix : l’oligopole selon Bertrand et Edgeworth

Dans le modèle de Cournot, nous avons supposé que les entreprises se concurrencent sur un marché en choisissant les quantités d’un bien qu’elles produiront. Mais le modèle de Cournot n’est pas le seul modèle de comportement possible pour un oligopole. Selon la perception habituelle, les entreprises rivalisent à travers les prix qu’elles font payer pour leur bien.

Dans le modèle de Bertrand, la variable stratégique est le prix, le comportement des entreprises est symétrique et elles ont une capacité de production suffisante pour couvrir la totalité du marché. Si cette dernière hypothèse ne semble pas réaliste pour certains marchés, le modèle d’Edgeworth va prendre en compte les contraintes de capacité des entreprises. Il convient donc d’examiner des situations où les deux entreprises vendent un produit similaire (par exemple, Coca-Cola et Pepsi-Cola pour les boissons gazeuses, ou Avis et Hertz pour la location de voitures). Ces entreprises sont préservées de la concurrence d’autres entreprises par l’existence de barrières à l’entrée. Le problème est donc de savoir quelle sera leur politique de prix.

4.4.1 Sans contrainte de capacité : le duopole de Bertrand

Joseph Bertrand était un mathématicien et un économiste français de la fin du xixe siècle. Sa critique du modèle de Cournot et la présentation d’un modèle alternatif figurent dans son article «Théorie mathématique de la richesse sociale» (Bertrand 1883). Bertrand objectait au modèle de Cournot qu’il n’y aurait pas de limite à la chute du prix (il supposait évidemment que l’offre était sans limite, c’est-à-dire sans contrainte de capacité) puisque chaque producteur pourrait toujours doubler sa production en vendant moins cher que son concurrent.

Pour sa part, Marshall (1890a) soutenait, en se référant spécialement au cas des rendements croissants, que :

si le marché de chacun des rivaux était illimité, et si la marchandise produite obéissait à la loi des rendements croissants, alors la position d’équilibre atteinte pour une même échelle de production des deux vendeurs serait instable. Car si un des deux rivaux prenait un avantage, et augmentait son échelle de production, il gagnerait par là un nouvel avantage et bientôt éliminerait ses rivaux. Le raisonnement de Cournot n’introduit pas les limitations nécessaires pour empêcher ce résultat.

Pareto et Bousquet (1964) indiquaient quant à eux que les résultats de la concurrence lorsqu’il n’y a que deux vendeurs seraient exactement les mêmes que si les vendeurs étaient nombreux, car chacun baisserait son prix jusqu’à ce que la totalité de son offre soit vendue.

Les entreprises vont fixer leur prix et laisser le marché déterminer la quantité vendue. Quand une entreprise choisit son prix, elle doit anticiper le prix fixé par l’autre entreprise sur le marché. Exactement comme dans le cas de l’équilibre de Cournot, on cherche une paire de prix telle que chaque prix maximise le profit compte tenu du choix effectué par l’autre entreprise.

On considère deux entreprises qui proposent respectivement les prix \(P_1\) et \(P_2\).

Le modèle repose sur cinq hypothèses.

  • H1 : La demande est contingente, c’est-à-dire qu’elle est dépendante du niveau de prix décidé par l’autre entreprise. Ainsi, si une entreprise fait payer un prix supérieur au prix fixé par son concurrent, la demande pour son produit sera nulle; si elle fait payer un prix inférieur au prix fixé par son concurrent, elle s’emparera de toute la demande du marché. Si les deux entreprises fixent le même prix pour le produit, elles se répartiront équitablement la demande sur le marché.

L’entreprise i fixe son prix de vente à \(P_i\). La fonction de demande totale est \(D(P)\).

Quelle est la demande de l’entreprise j?

\[\begin{equation} \begin{cases} D_j(P_j) = D(P_j) & \quad \text{si } P_j < P_i ~ \text{(j capte toute la demande)} \\ D_j(P_j) = D_i(P_i)= \frac{1}{2}\times D(P) & \quad \text{si } P_j = P_i = P ~ \text{(i et j partagent la demande)} \\ D_j(P_j) = 0 & \quad \text{si } P_j > P_i ~ \text{(j n'a aucune demande)} \end{cases} \tag{4.16} \end{equation}\]

En conséquence, la fonction de demande est une fonction discontinue (et donc la fonction de profit) (fig. 4.8).

Fonction de demande contingente.

Figure 4.8: Fonction de demande contingente.

  • H2 : On suppose que toutes les entreprises ont assez de capacité de production pour fournir la totalité du marché.

  • H3 : La variable stratégique de chacune des entreprises sur le marché est le prix.

  • H4 : Le bien produit dans la branche est parfaitement homogène (= parfaitement substituable).

  • H5 : Chaque entreprise va chercher à maximiser le profit contingent qu’elle pourrait réaliser dans les circonstances créées par son concurrent.

La plus importante des hypothèses du modèle de Bertrand est que si deux entreprises vendent un produit identique, les consommateurs l’achèteront de l’entreprise qui fait payer le prix le plus bas. Par conséquent, les entreprises fixent les prix et laissent au marché le soin de déterminer les quantités. On suppose que les entreprises ont les mêmes structures de coûts.

Supposons que les deux entreprises vendent le bien à un prix supérieur au coût marginal. Elles font donc des profits. Si l’entreprise 1 diminue légèrement son prix et que l’autre entreprise maintient son prix, tous les consommateurs préféreront acheter au prix de l’entreprise 1 : celle-ci peut donc voler tous ses clients à l’entreprise 2. L’entreprise 1 aura donc toujours intérêt à pratiquer un prix légèrement inférieur au prix de l’entreprise 2. Mais l’entreprise 2 peut raisonner de la même façon. Dès lors, un prix supérieur au coût marginal ne peut pas constituer un équilibre, et le seul équilibre est l’équilibre concurrentiel : prix = coût marginal. Dans ce cas, les profits des deux entreprises sont nuls.

Théorème de Bertrand (1883) :Sous les hypothèses H1 à H5, il n’existe qu’un seul équilibre de prix : \(P_1^* = P_2^* = Cm\)

Équilibre de Bertrand. Il résulte de ce qui précède un équilibre de concurrence pure et parfaite. Le profit de chaque entreprise est représenté par :

\[\begin{equation} \Pi_i= P_i× (D_i(P_i)) – C_i(D_i(P_i)) ~ \text{avec} ~ i= {1, 2} \tag{4.16} \end{equation}\]

Supposons que les deux prix soient supérieurs ou égaux au coût marginal (noté Cm).

  • Si \(P_1> P_2>Cm\), l’entreprise 1 ne vendra pas de bien et fera donc un profit nul. Or, en fixant un prix P1=P2 – ε, l’entreprise 1 peut s’emparer de la totalité du marché et faire un profit positif. Idem pour l’entreprise 2 qui répondra en fixant un prix encore plus bas. Par conséquent, une telle situation ne peut pas être un équilibre, car les deux entreprises continueront simplement à pratiquer des réductions de prix jusqu’à ce que le prix atteigne le coût marginal Cm.

  • Si \(P_1=P_2>Cm\), les deux entreprises vont se partager le marché. Cependant, un tel arrangement n’est pas stable, car si l’une des deux réduit son prix, elle s’emparera de la totalité du marché et fera donc des profits encore plus élevés. Ce n’est donc pas non plus un équilibre.

  • Si \(P_1>P_2=Cm\), l’entreprise 2 ne fera aucun profit (car prix =Cm) et l’entreprise 1 non plus, car son prix est trop élevé. Cependant, l’entreprise 2 a intérêt à augmenter son prix en le maintenant toujours inférieur à P1 pour s’emparer de la totalité du marché. Ce n’est pas un équilibre.

  • Si \(P_1=P_2=Cm\), c’est la seule possibilité d’obtenir un équilibre (équilibre de Bertrand). Dans cette situation, les deux entreprises ne feront pas de profit et pourront indifféremment rester sur le marché ou en sortir.

L’équilibre de Bertrand, comme l’équilibre de Cournot, est aussi un équilibre de Nash.

Paradoxe de Bertrand : Alors qu’elles sont deux, les entreprises agissent comme si elles étaient un nombre infini. Elles se comportent ainsi conformément à l’hypothèse d’atomicité de la concurrence pure et parfaite.

En changeant simplement la variable stratégique, le modèle de Bertrand produit un résultat fondamentalement différent pour les marchés duopolistiques par rapport au modèle de Cournot. Il est étonnant de converger vers un équilibre concurrentiel quand il n’y a que deux entreprises sur le marché.

Représentons ce paradoxe sous la forme d’un jeu. Chaque entreprise a deux choix de prix : fixer un prix élevé ou fixer un prix bas. Si elles fixent toutes les deux un prix élevé, elles se retrouvent avec des profits (5, 5). Si elles fixent toutes les deux un prix bas, alors leurs bénéfices sont nuls. Les deux autres situations conduisent à des profits différents pour les deux entreprises, avec un profit de 7 pour celle qui fixera un prix bas et une perte de 5 pour celle qui fixera un prix élevé. Ainsi, chaque entreprise va chercher la meilleure réponse au prix que fixerait son concurrent. On va utiliser un astérisque (*) pour identifier le profit maximal associé. Par exemple, si l’entreprise 2 décide de fixer un prix élevé, la meilleure réponse pour l’entreprise 1 est de fixer un prix bas et d’obtenir 7 (plutôt que 5 si elle fixait un prix élevé), d’où *7 (tableau 4.2).

Table 4.2: Un exemple de représentation matricielle du duopole de Bertrand

La stratégie «prix bas» est une stratégie dominante pour les deux entreprises : l’équilibre est (\(P_{12}, P_{22}\)), qui amène des profits nuls. En changeant simplement la base de la concurrence de la quantité au prix, le modèle de Bertrand produit un résultat fondamentalement différent pour les marchés duopolistiques par rapport aux modèles de Cournot et de Stackelberg. À l’équilibre de Bertrand, les prix sur de tels marchés sont rabaissés vers le coût marginal à un niveau largement inférieur aux deux modèles énoncés. L’équilibre de Bertrand est un équilibre de Nash (Grossman 1981). Ce résultat s’appuie sur la menace représentée par les entrants potentiels. Toutefois, il apparaît difficile de croire que les entreprises ne vont pas essayer d’influencer le prix en concluant des ententes (collusion en prix). Un autre paradoxe du modèle concerne l’entrée sur le marché : on se demande pourquoi les entreprises se donneraient la peine d’entrer sur le marché si c’est pour ne faire aucun profit. Avec un tel équilibre, le bien-être dans l’économie est maximal : les deux producteurs ont un surplus maximal (= recettes totales – coûts variables) ainsi que les consommateurs (car le prix est au minimum).

4.4.2 Avec contrainte de capacité : le duopole d’Edgeworth

Nous venons de voir que les résultats diffèrent selon que l’on étudie une version en quantité ou une version en prix du duopole. En vue de trouver un équilibre plus profitable pour une industrie duopolistique que les prix et les quantités qui optimisent le bien-être dans l’équilibre de Bertrand, nous allons considérer que les entreprises ont une contrainte de capacité. Edgeworth (1897) a résolu le paradoxe de Bertrand en introduisant l’hypothèse que les entreprises ne peuvent pas vendre plus qu’elles ne sont capables de produire.

Supposons que les deux entreprises aient une contrainte de capacité Qmax. Au-delà, leur coût marginal tend vers l’infini. Imaginons que l’entreprise 2 vende à un prix P2, le minimum du coût marginal. Elle n’est pas capable de répondre à toute la demande du marché. L’entreprise 1 fait donc face à une demande résiduelle positive. Compte tenu de cette demande résiduelle, si elle cherche à maximiser son profit, elle pose sa recette marginale résiduelle égale au coût marginal. Elle produit alors q1 et le vend à P1. Son profit est positif, contrairement à l’entreprise 2. Dès lors, la solution de Bertrand n’est plus un équilibre dans le modèle d’Edgeworth.

Alors, quel est l’équilibre ? Supposons que l’entreprise i ait une capacité de production inférieure à la demande totale : est-ce que \(P_i=P_j=Cm\) reste un équilibre ? À ce prix, les deux entreprises font un profit nul. Supposons aussi que l’entreprise jaugmente son prix : l’entreprise i fait alors face à une demande totale qu’elle ne peut pas satisfaire. Soumis à un rationnement, quelques consommateurs vont quand même s’adresser à l’entreprise j. L’entreprise j récupère une demande résiduelle non nulle à un prix supérieur à son coût marginal et fait donc un profit positif. Par conséquent, la solution de Bertrand n’est plus un équilibre. Les prix vont varier de façon cyclique.

Les contraintes de capacité offrent une solution au problème de concurrence par les prix dans laquelle les prix ne tombent pas au niveau du coût marginal. Toutefois, la difficulté est qu’il n’y a pas d’équilibre stable, et ce, parce qu’aucune des deux entreprises n’a assez de capacité pour produire la quantité qui serait demandée à un prix égal au coût marginal.

La guerre des prix de deux hôtels

À titre d’exemple, considérons une petite station balnéaire avec uniquement deux hôtels. Ici, chaque hôtel a un nombre fixe de lits. À court terme, ils ne peuvent pas modifier ce nombre de lits. C’est la contrainte de capacité. Si le prix de la chambre est plus cher dans un hôtel, les clients vont choisir son concurrent. Toutefois, dès que ce dernier sera complet, certains devront quand même aller à l’hôtel le plus cher. Ce dernier fera donc des profits, mais moins que s’il tournait à plein, et il finira par baisser ses prix. En réponse, l’autre hôtel en fera autant. Cette guerre des prix ira jusqu’au minimum du coût moyen. Ils feront donc tous deux un profit nul.

Cependant, cette situation n’est pas enviable, et l’un des deux hôtels augmentera son prix. Il n’aura qu’une partie de la demande, mais il fera quand même des profits, contrairement à celui qui vend au minimum du coût moyen et qui fonctionne à plein, lequel aura donc aussi intérêt à augmenter à nouveau ses tarifs. Ce cycle de phase croissante des prix s’inversera lorsque la demande sera nulle. La phase décroissante s’arrêtera lorsque le profit sera nul. Il n’y a donc pas d’équilibre unique et stable chez Edgeworth.

Le modèle d’Edgeworth (1897) repose sur l’hypothèse selon laquelle on a des biens homogènes et des coûts de production nuls jusqu’à la contrainte de capacité. Sous ces hypothèses, il n’y a pas d’équilibre stable. C’est ce qui fait l’intérêt du modèle. Toutefois, insatisfaits ou attirés par le défi, les économistes se sont acharnés à démontrer qu’il n’y avait pas d’équilibre en stratégies pures (c’est-à-dire dans un univers sans probabilités), mais qu’il pouvait y avoir un équilibre en stratégies mixtes (univers probabilisable) : les entreprises peuvent choisir une des deux stratégies avec une certaine probabilité. Beckman (1965) et Levitan et Shubik (1972) en sont les précurseurs. Certains sont aussi venus raffiner les hypothèses : avec des fonctions de coût strictement convexes, il n’y a pas non plus d’équilibre en stratégies pures (Dixon 1987), mais il y a un équilibre en stratégies mixtes (Dixon 1984, @maskin_existence_1986). Selon Dixon (1992), cette absence d’équilibre est uniquement due à la nature des biens homogènes. Des biens différenciés mènent à un équilibre en stratégies pures. Cependant, même avec des biens différenciés, et à la condition que la demande soit très élastique, Benassy (1987) démontre qu’il n’y a pas d’équilibre en stratégies pures. Le modèle original d’Edgeworth est donc toujours valide, à condition que la demande soit très élastique.

Ces différents modèles permettent d’avoir une représentation des comportements concurrentiels dans les cas où il y a un nombre limité d’entreprises. Le modèle de Cournot fournit des résultats plus plausibles dans la mesure où les entreprises dégagent des profits, mais moins réalistes, car la variable stratégique est bien le prix et non la quantité. Il existe donc des stratégies permettant d’éviter le paradoxe de Bertrand. Elles ont divers objectifs : s’écarter de l’hypothèse d’homogénéité des produits, pour les unes, et empêcher l’entrée des concurrents, pour les autres. Au concept de concurrence imparfaite s’ajoute maintenant celui de concurrence monopolistique.

Le New Coke

Il y a quelques décennies, Coca-Cola Company a fait une chose qui pouvait paraître inimaginable. Alors qu’elle perdait des parts de marché en faveur de PepsiCo, l’entreprise d’Atlanta décida de lancer le New Coke pour se différencier. Ce fut un désastre et Pepsi a du coup renforcé ses parts de marché.

4.5 Conclusion

Les oligopoles non coopératifs correspondent aux structures de marché les plus courantes (fig. 4.9), la concurrence pure et parfaite étant une abstraction des économistes et le monopole ayant des conditions d’existence très restrictives. L’objet de ce chapitre était d’expliquer les modèles d’analyse des structures de marché oligopolistique et d’en induire les conséquences sur les agents économiques, et leurs interactions.

Figure 4.9: Structures de marché oligopolistique.

References

Beckman, M. 1965. “Bertrand-Edgeworth Duopoly Revisited.” In Operations-Research Verfahren, edited by R Henn, 3:55–68.

Benassy, Jean Pierre. 1987. “On the Role of Market Size in Imperfect Competition.” Review of Economic Studies 56: 217–34.

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Bridier, Gilles. 2013. “Déboires Du 787: Airbus épargne Boeing Par Intérêt.” Slate.fr. http://www.slate.fr/story/68281/boeing-787-airbus.

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Cournot, Antoine Augustin. 1838. Recherches Sur Les Principes Mathématiques de La Théorie Des Richesses.

Debreu, Gerard. 1959. Theory of Value; an Axiomatic Analysis of Economic Equilibrium. New York, Wiley.

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Dixon, H. 1987. “Approximate Bertrand Equilibria in a Replicated Industry.” Review of Economic Studies 54: 47–62.

Dixon, Huw David. 1992. “The Competitive Outcome as the Equilibrium in an Edgeworthian Price-Quantity Model.” The Economic Journal 102 (March): 301–9.

Edgeworth, Francis Y. 1897. “The Pure Theory of Monopoly.” In Papers Related to Political Economy. London: Macmillan.

Grossman, S. 1981. “Nash Equilibrium and the Industrial Organization of Markets with Large Fixed Costs.” Econometrica 49: 1149–72.

Le Monde. 2012. “En Chine, Le Luxe à L’épreuve Du Syndrome de "Lassitude Au Logo".” Le Monde.fr, September. https://www.lemonde.fr/m-styles/article/2012/09/25/en-chine-le-luxe-a-l-epreuve-du-syndrome-de-logo-fatigue_1765162_4497319.html.

Levitan, R, and M Shubik. 1972. “Price Duopoly and Capacity Constraints.” International Economic Review 13: 111–23.

Marshall, Alfred. 1890a. Principles of Economics. Macmillan.

Pareto, Vilfredo, and G. H. Bousquet. 1964. Cours d’économie Politique. Nouvelle éd. par G.-H. Bousquet et G. Busino. Genéve, Droz.

Stackelberg, Heinrich von. 1952. The Theory of the Market Economy. London: William Hodge.


  1. L’initiateur du paradigme SCP est E. Mason (1939). Quelques années plus tard, J. Bain (1959) va enrichir le modèle de base↩︎