Chapitre 11 Un historique des politiques de concurrence aux États-Unis et en Europe

À retenir

Dans le but de protéger et de promouvoir la libre concurrence, la politique européenne de la concurrence s’appuie principalement sur trois textes. L’un d’eux est l’article 85 du Traité instituant la Communauté économique européenne85, dit «Traité de Rome», qui interdit les ententes anticoncurrentielles. L’article 86 du même document, quant à lui, condamne les abus de position dominante. Le Règlement (CEE) no 4064/89, pour sa part, prohibe les opérations de concentration qui entravent la concurrence, dans la mesure où certains seuils de chiffre d’affaires sont dépassés; ainsi, seules les opérations importantes sont concernées. Face à la mondialisation des marchés et afin d’éviter de freiner la compétitivité des grands groupes européens, les autorités antitrust appliquent généralement la logique du bilan économique, grâce à laquelle avantages et inconvénients de l’opération sont mis en balance. De plus, certains règlements soustraient des opérations spécifiques (telles que les accords réalisés dans le domaine de la RD, ou la création de filiales communes) aux contraintes subies par les opérations concentratives ou coopératives classiques. Enfin, pour faciliter les démarches administratives des entreprises, les autorités antitrust européennes ont institué la pratique du guichet unique.

Introduction

«Il n’est pas étonnant de voir que, dans ces circonstances86, les problèmes de concurrence prennent, eux aussi, une dimension mondiale. Les comportements anticoncurrentiels, y compris les accords restrictifs entre entreprises et les abus de position dominante, ne tiennent pas compte des frontières. L’apparition de sociétés multinationales de plus en plus grandes, qui ont les moyens techniques et les ressources nécessaires pour opérer au niveau mondial, comporte le risque que ces sociétés soient tentées de prendre des mesures – soit unilatéralement, soit en collusion avec d’autres sociétés – restreignant la concurrence ou d’abuser de leur puissance sur ces marchés mondiaux. Si nous ne nous opposions pas à de tels comportements anticoncurrentiels, il n’est pas exagéré de dire qu’un grand nombre des bénéfices acquis du fait de l’ouverture des marchés dans le monde se trouveraient annulés87

La politique européenne de la concurrence s’inspire à la fois des analyses théoriques issues des grandes écoles de pensée américaines et des pratiques concrètes de différents États européens tels que l’Allemagne, la France et le Royaume-Uni. Elle s’est construite progressivement et s’est enrichie au fur et à mesure de la construction européenne. Contrairement à certaines idées reçues, et malgré la stratégie de déréglementation des marchés (télécommunication, énergie, etc.), le droit de la concurrence communautaire n’est pas ultralibéral. Comme le souligne la citation ci-dessus, il tente de réaliser un compromis entre, d’une part, la construction d’un espace de libertés propices au développement de l’entreprise et, d’autre part, le respect de l’intérêt général, et notamment de l’intérêt des consommateurs.

L’après-guerre ne pouvait être marqué par une politique de la concurrence trop stricte dans la mesure où les économies européennes étaient exsangues. En France, à la période dite «de reconstruction» succéda la phase de l’impératif industriel (1965-1975). Flouzat (1996) note que l’État est massivement intervenu à la fois directement (secteurs nationalisés) et indirectement à travers de nombreuses mesures législatives et fiscales favorisant les concentrations. Alors que les ve et vie Plans prônaient la constitution de «firmes multinationales d’envergure au moins européenne», et que l’objectif politique était d’arriver à l’intégration du Marché communautaire, il était difficile à la politique de la concurrence d’être sévère. Aujourd’hui, les restructurations commencées dès le début des années 1960 ont abouti. Favoriser la naissance de «leaders» impliquait certaines concessions; la puissance actuelle des oligopoles88 européens produit les effets inverses, c’est-à-dire qu’elle conduit à un resserrement normal et attendu de la législation antitrust.

11.1 Philosophie de la politique de la concurrence aux États-Unis

Aux États-Unis, la politique de la concurrence prend sa source dans les analyses de deux courants de pensée célèbres. Sur la base d’études empiriques ou de monographies d’entreprises, ces deux écoles proposent de très intéressantes réflexions sur la conduite de la politique de la concurrence. D’une certaine façon, elles fournissent les extrémités d’un continuum sur lequel les pratiques concrètes évoluent, fluctuant d’une borne à l’autre, souvent en fonction des orientations politiques.

11.1.1 Écoles de pensée fondatrices

De nombreux ouvrages ont rassemblé les travaux d’auteurs comme Williamson (1990), Posner (1976), Demsetz (1968) ou Stigler (1968). On peut citer en particulier celui de Craven (2013). Ce qui en ressort est que, depuis de nombreuses années, deux courants s’opposent sur les objectifs et les moyens de la politique de la concurrence. Le courant dit «de Harvard» propose une analyse structuraliste assez critique à l’égard des phénomènes de concentration. Ce courant traditionnel s’est vu contesté à partir des années 1970 par ce qu’il est convenu d’appeler «l’école de Chicago», dont les analyses comportementalistes plutôt libérales font valoir les avantages de la grande taille.

Courant structuraliste. Dès les années 1930, de nombreux chercheurs ont tenté de montrer que la grande taille des firmes pouvait s’avérer discutable, économiquement mais aussi et surtout socialement. Un des ouvrages les plus célèbres fut celui de Berle and Means (1932) qui dénonçaient deux dysfonctionnements principaux des grandes entreprises :

  • d’une part, sur la base de l’étude de la séparation entre dirigeants-salariés et propriétaires-actionnaires, ils affirmèrent que les managers des grandes entreprises ne recherchaient pas l’efficience optimale, ou le profit maximum, car leurs rémunérations sont très peu liées aux résultats de la firme, d’où une première critique d’un point de vue économique89;

  • d’autre part, du fait de leur grande taille, les entreprises ont la possibilité de s’affranchir des contraintes du marché et peuvent fixer des prix supérieurs à ceux issus du libre jeu de la loi de l’offre et de la demande, c’est-à-dire des prix supérieurs aux coûts marginaux. Ainsi, la pratique des «prix administrés» et l’existence d’un pouvoir de marché correspondent à une réduction du bien-être des individus, d’où une critique sociale.

À la suite de ces travaux, d’autres auteurs ont insisté sur l’existence de rigidité des prix sur les marchés oligopolistiques90 ou sur la possibilité de comportements collusifs. À partir des résultats précédents, comme le souligne Benzoni (1995), des chercheurs vont tenter d’élaborer une sorte de théorie positive de la concurrence, en opposition à la microéconomie, qualifiée de normative. Mason (1957), Clark (1940) puis Bain (1951), à travers de nombreuses études sectorielles, vont examiner d’une part les différentes structures de marché et, d’autre part, le niveau de rivalité concurrentielle. Clark (1940) propose à ce titre de remplacer le concept de concurrence pure et parfaite par celui de concurrence praticable (workable competition).

Ces considérations ont eu un impact considérable sur le plan de la politique de la concurrence aux États-Unis. Ainsi, lorsque les autorités concurrentielles américaines devaient traiter un cas, elles s’appuyaient fréquemment sur la méthodologie élaborée notamment par Bain (1951), c’est-à-dire sur le fameux triptyque SCP (structure, conduite, performance). Selon Benzoni (1995), ce modèle «a fourni incidemment des arguments en faveur d’un renforcement de la politique de la concurrence américaine et justifiera a posteriori les nombreuses agences fédérales de contrôle instaurées dans les secteurs les plus divers». Pendant longtemps, ces thèses n’ont fait l’objet d’aucune contestation majeure. Cependant, depuis le début des années 1970 et particulièrement à partir de la présidence de Ronald Reagan, on a assisté aux développements de thèses alternatives.

École de Chicago. Depuis 1980 et jusqu’en 1993 au moins, l’opposition au courant structuraliste fut évidente et se manifesta par de nombreuses réorientations dans l’application de la politique de la concurrence. Les économistes de l’école de Chicago réfutent les thèses structuralistes selon deux points principaux :

  • la rentabilité supérieure de la grande firme n’est pas le fait d’une domination abusive du marché ou d’un pouvoir de monopole, mais proviendrait d’une efficience supérieure liée notamment à la présence d’économies d’échelle, d’économies de gamme et de possibilités d’apprentissage. Les travaux de Demsetz (1973) montrent que les petites entreprises agissant sur des marchés concentrés n’ont pas les niveaux de rentabilité des grandes entreprises évoluant sur ces marchés;
  • même s’il existait une liaison statistique entre le taux de concentration et la rentabilité, cette liaison doit s’apprécier de manière dynamique et non statique.

Pour les auteurs de l’école de Chicago, seules des situations où la position dominante apparaîtrait pérennisée pourraient faire l’objet de mesures de la part des autorités concurrentielles. En revanche, l’existence d’un pouvoir de monopole temporaire, sans cesse remise en question, appartient à la dynamique même de la concurrence.

Ainsi, les économistes de l’école comportementaliste, même s’ils ne proposent pas la suppression de toute politique de la concurrence, sont favorables à une politique plus souple, moins sévère vis-à-vis de la grande taille. Ces auteurs adoptent donc une attitude relativement laxiste ou neutre à l’égard des divers types de fusions (verticales, horizontales ou conglomérales) et une attitude franchement positive face aux accords de coopération. Ils demandent aux autorités concurrentielles d’examiner les cas de croissance externe au seul critère de l’efficience économique.

Les courants «structuraliste» et «comportementaliste» s’opposent donc à la fois sur les moyens et sur les fins de la politique de la concurrence. L’étude de la législation américaine fournira d’intéressants éléments à l’analyse du droit européen. Selon Souty (1999), il existe aussi une approche allemande, qui est une approche mixte, ainsi qu’une approche franco-britannique, dite «du bilan économique». L’auteur utilise même le terme «école de Bruxelles» pour indiquer l’originalité du droit de la concurrence communautaire.

11.1.2 Histoire du droit de la concurrence aux États-Unis

La politique de la concurrence aux États-Unis date de la fin du xixe siècle, avec l’apparition de très grandes compagnies, jugées trop puissantes. Ainsi, les réglementations antitrust américaines applicables aux opérations de croissance externe telles que les fusions-acquisitions ou les accords de coopération relèvent principalement du Sherman Act et du Clayton Act.

Dispositions législatives essentielles. Bien que le Sherman Act et le Clayton Act aient été votés depuis maintenant un siècle environ, ils restent l’élément essentiel de la politique antitrust des États-Unis. Leur examen est un préalable indispensable à la compréhension des choix stratégiques des entreprises. De plus, en tant que textes fondateurs, ils ont largement inspiré la politique européenne de la concurrence, notamment les articles 85 et 86 du Traité instituant la Communauté économique européenne et le règlement sur les concentrations.

Sherman Act de 1890. Encaoua and Guesnerie (2006) précisent que la version du Sherman Act votée quasi unanimement par le Congrès le 2 juillet 1890 vise à donner un statut de loi fédérale aux mesures antitrust. Le très court texte de cette loi (amendée en 1937, en 1955 et en 1982) comporte huit articles, mais seuls les deux premiers sont présentés ici. Le premier article dit que tout contrat, toute association sous forme d’un trust ou sous toute autre forme, ou toute entente, destinés à restreindre les échanges ou le commerce entre les différents États de l’Union ou avec les pays étrangers sont illégaux. Le deuxième article met en évidence le caractère délictueux de ces situations en précisant que toute personne qui monopolisera, tentera de monopoliser ou participera à une association ou à une entente avec une ou plusieurs personnes se rendra coupable d’un délit. Ainsi, la première partie de la loi stipule que toutes les pratiques susceptibles des restreindre la concurrence sont interdites, par exemple les ententes sur les prix. La seconde partie, fréquemment utilisée par les autorités antitrust, interdit à un monopole de se servir de sa position dominante pour s’emparer d’un autre marché.

Le Sherman Act a été appliqué pour la première fois en 1911 dans le démantèlement de la fameuse Standard Oil of New Jersey, qui constituait l’empire de J. Rockefeller; cette entreprise sera éclatée en une trentaine de sociétés. Le procès Microsoft constitue un autre exemple de l’usage du Sherman Act.

Le verdict du procès Microsoft aux États-Unis [Source : Verdict du juge Thomas Jackson, 3 avril 2000]

En mai 1998, Microsoft est accusée de vouloir s’emparer du marché des logiciels de navigation sur Internet en imposant Internet Explorer, alors qu’elle se trouve dans une position fortement dominante sur le marché des systèmes d’exploitation. C’est pourquoi le département de la Justice et vingt États de l’Union portent plainte pour abus de position dominante et entrave à la libre concurrence. Illustrant parfaitement les deux volets du Sherman Act, voici les principaux points du verdict rendu le 3 avril 2000 par le juge T. Jackson : «Microsoft a violé l’article 1 du Sherman Act en intégrant illégalement son logiciel de navigation sur le web à son logiciel Windows91.» Cette intégration est la traduction d’une campagne pour étouffer l’innovation qui menaçait sa position monopolistique, alors que Microsoft était consciente qu’Internet Explorer n’était pas le meilleur sur le marché ni en passe de le devenir dans un avenir immédiat.

Microsoft a maintenu «son monopole par des moyens anticoncurrentiels et a tenté de monopoliser le marché des logiciels de navigation sur Internet, en violation de l’article 292» du Sherman Act.

Clayton Act de 1914. Cette loi déclare illégales certaines pratiques restrictives ou monopolistiques telles que les pratiques de prix discriminatoires, les contrats liés et les clauses d’approvisionnement exclusif, la concentration d’entreprises (article 7) et les conseils d’administration entrecroisés. Bien que moins populaire que le Sherman Act, ce texte n’en a pas moins une importance égale, dans la mesure où il règle le contrôle des concentrations. Il a fallu attendre 1957 pour que le droit allemand se dote d’un règlement similaire, 1977 pour que le droit français fasse de même et 1989 pour que l’Europe adopte un texte proche. Dans la pratique, ce sont la Federal Trade Commission93 (FTC) et la division antitrust du département de la Justice américain qui lancent les poursuites judiciaires, ces dernières étant approuvées par les tribunaux dans environ 70 % des cas. Ces deux organes utilisent conjointement le critère C4 et l’indice d’Herfindhal94 pour juger du niveau de concentration atteint dans le secteur.95

Mouvements de balancier de la politique antitrust. Le texte du Sherman Act ainsi que l’interprétation qu’en a donnée la jurisprudence ont pour effet de rendre tout accord (contrat, association ou entente) illicite en soi (per se). De nombreuses décisions de justice furent rendues au titre des articles 1 et 2 du Sherman Act; entre le démembrement de la Standard Oil of New Jersey et le procès Microsoft, on retiendra les grandes affaires suivantes :

  • 1945, ALCOA (Aluminium Company of America) : Cette entreprise qui détenait 80% du marché américain de l’aluminium est accusée d’entente sur les prix, de collusion internationale et de pratiques anticoncurrentielles.
  • 1969, IBM (International Business Machines) : La compagnie est accusée de se servir de sa position dominante sur le marché des gros ordinateurs pour s’imposer dans la programmation, les services et les équipements informatiques. En 1982, les autorités antitrust abandonnèrent les poursuites, IBM ayant perdu son monopole.
  • 1974, ATT (American Telephone and Telegraph) : À l’issue d’un très long procès, le monopole des télécommunications sera éclaté en sept compagnies régionales et une société pour les appels interurbains.

Cependant, pour ne pas bloquer tout développement industriel, les tribunaux américains ont rapidement utilisé un raisonnement économique, la fameuse rule of reason96 (règle de raison), afin d’éviter que les accords proconcurrentiels ne tombent sous le coup du Sherman Act.

L’article 7 du Clayton Act est le principal instrument de contrôle des fusions aux États-Unis :

«Nulle société relevant de la juridiction de la Federal Trade Commission ne peut acquérir tout ou partie des avoirs d’une autre société qui fait également le commerce lorsque l’effet de cette acquisition risque d’affaiblir notablement la concurrence ou de tendre à créer un monopole dans une branche quelconque du commerce97.».

À sa création, il ne mentionnait que l’acquisition de titres, ce qui réduisait considérablement sa portée. L’amendement Celler-Kefauver Act de 1950 va élargir son champ d’application aux acquisitions d’actifs. Selon Stigler (1966), cet amendement se serait traduit par une diminution du nombre de fusions horizontales. Ainsi, moyennement efficace avant 1950, le Clayton Act devient un texte très contraignant d’après Husson (1990). Vogel (1988) affirme à ce propos que l’applicabilité cumulative des textes relatifs aux ententes et aux concentrations incite à s’interroger sur la réalité de la faveur dont bénéficierait la concentration économique aux États-Unis.

Quelques décisions des autorités concurrentielles parurent en effet bien sévères et parfois antiéconomiques. Par exemple, l’affaire Brown Shoe en 1962 est souvent citée en exemple. Glais (Glais 1992) rapporte que cette société (4 % du marché) n’eut pas l’autorisation d’absorber une entreprise de commerce de détail (1,2% des ventes totales) sous les prétextes que ces deux sociétés appartenaient aux quatre plus grandes entreprises de leur secteur et qu’il semblait se développer une tendance à la concentration dans l’industrie de la chaussure.

La contestation fréquente des opérations de fusion (à majorité horizontale) est un autre exemple de la sévérité des instances concurrentielles américaines. En effet, avant 1976, la notification98 préalable des opérations de fusion impliquant de grandes entreprises n’était pas obligatoire. Ainsi, entre 1950 et 1985, le département de la Justice et la FTC contestèrent plus de 500 opérations de fusion. Toutefois, il apparut très délicat d’effectuer les démembrements des entreprises ayant fusionné et dont les tribunaux avaient obtenu le droit de contester le rapprochement. Elzinga (1969) a montré que le démembrement provoquait des pertes d’efficience supérieures à celles issues de la fusion, contestée du fait d’entrave à la concurrence. Il précise qu’il s’écoulait en moyenne plus de cinq ans entre la fusion et le démantèlement; or, les problèmes liés au démembrement sont, selon toute vraisemblance, une fonction croissante du temps.

La sévérité de la législation américaine s’applique aussi aux accords de coopération et pas uniquement aux fusions et acquisitions. Les textes de référence emploient d’ailleurs les termes «contrat» et «association». À titre d’illustration, B. Husson indique que les autorités américaines ont mis fin à un accord liant tous les producteurs automobiles du pays, alors que celui-ci était uniquement destiné à coordonner les efforts de recherche effectués dans le domaine des dispositifs antipollution.

Hawk (1988) fournit quelques précisions intéressantes sur ce cas. En 1969, le département de la Justice a interdit aux fabricants d’automobiles américains de constituer une entreprise commune de recherche et développement, consacrée aux appareils de contrôle de la pollution. Le décret pris à cette occasion n’autorisait pas les fabricants à échanger des informations de diffusion restreinte liées à la recherche appliquée dans le domaine du contrôle de l’émission des pollutions. Le département de la Justice prétendait que les constructeurs tentaient :

  • d’une part d’éliminer la concurrence sur le marché de la RD dans le domaine des appareils antipollution par le biais de l’entreprise commune99;
  • d’autre part de supprimer l’innovation dans ce domaine. Le décret sera d’ailleurs modifié positivement en 1982 afin de permettre la RD en commun.

Ainsi, les thèses structuralistes ont longtemps dominé les débats aux États-Unis. Cependant, depuis le début des années 1980, on remarque un certain renversement de tendance, illustré par les modifications apportées aux Merger Guidelines (lignes directrices en matière de fusions)100 en 1982 et 1984, modifications qui atténuent les dispositions restrictives jusque-là en vigueur.

Pour éviter les excès, dans certaines situations, les changements négatifs de la structure du marché devront être comparés aux possibles accroissements de l’efficience économique provoqués par l’opération de croissance externe. L’utilisation de la règle de raison devient courante pour juger les cas litigieux. Par conséquent, avant de condamner un rapprochement, les autorités devront dégager le solde du «bilan économique». Il est possible de trouver de nombreux exemples d’assouplissements dans l’interprétation des textes. C’est le cas de l’entreprise commune liant General Motors et Toyota (Dumez 1990). L’accord met en présence les premier et quatrième constructeurs mondiaux, d’où la question des autorités antitrust de savoir si cette alliance peut provoquer une limitation de la concurrence. Les buts affichés par les deux firmes en présence sont, chez GM, de profiter d’une compétence organisationnelle et technique et, chez Toyota, de pouvoir pénétrer plus facilement le marché américain. L’alliance fut autorisée par la FTC qui limita simplement la capacité de production de l’entreprise commune et indiqua que les échanges d’informations devaient se limiter au strict nécessaire (clause symbolique, car très difficile à vérifier).

Les experts de la FTC constatent que la moindre sévérité des autorités vis-à-vis des opérations de croissance externe touche davantage les accords de coopération que les opérations plus classiques de fusions et acquisitions. De plus, de nouvelles dispositions réglementaires accentuent ce phénomène. C’est le cas du National Cooperative Research Act de 1984 (NCRA), mis en place afin de limiter les obstacles à la réalisation d’accords de coopération dans le domaine de la recherche et du développement. La principale règle matérielle du NCRA prévoit que l’acceptation d’un accord de coopération en RD sera toujours jugée sur la base de la règle de raison et non selon la règle per se. Cela donne donc davantage de souplesse à la législation. Cette loi limite aussi certaines sanctions imposées par le droit antitrust : ainsi, les dommages et intérêts au triple (treble damages) sont supprimés dès lors que l’opération a été notifiée à la FTC. Selon Hawk (1988), la lourdeur des dommages-intérêts freinait considérablement la formation d’entreprises de recherche en commun.

Cependant, l’article premier du NCRA, qui contient l’essentiel des dispositions, précise au paragraphe b) que certaines activités sont exclues du règlement :

  • l’échange d’information sur les coûts, sur les prix et sur d’autres éléments déterminant la position concurrentielle des entreprises, lorsque cet échange n’est pas raisonnablement nécessaire à la conduite de la recherche et du développement;
  • les accords ou comportements restreignant, exigeant ou mettant en jeu la production ou la commercialisation de tout autre produit, procédé ou service non produit dans le cadre du programme de l’entreprise.

Ainsi, bien que plus libéral, ce texte exclut de nombreux cas de coopération et limite de ce fait les accords acceptables par la FTC101 aux seuls accords de RD en commun. Dès que l’accord s’étend vers l’aval, c’est-à-dire vers la commercialisation, la prudence est de nouveau de rigueur. Pour beaucoup d’observateurs, la présidence de Reagan a déclenché un fort mouvement de contestation du raisonnement concurrentiel, auquel on a préféré un raisonnement économique. Seront alors acceptées presque toutes les opérations de croissance externe, dans la mesure où elles augmentent l’efficience économique.

11.2 Histoire de la politique européenne de la concurrence

Comme sa grande sœur américaine, la politique européenne de la concurrence connaît elle aussi des évolutions majeures. Certains spécialistes102 du droit de la concurrence notent une perte d’influence notable des tenants de la politique concurrentielle pure au profit des tenants de la politique industrielle; cela proviendrait, avec retard, du droit américain : «Le droit américain, plus que centenaire, influence et façonne d’une manière déterminante l’application des droits de la concurrence dans la plupart des pays développés.» (Souty 1994) Or, on sait que le droit de la concurrence américain a été fortement marqué par l’empreinte des économistes et des politiciens libéraux, favorables à la concentration.

Nous aurions pu nous intéresser aux dispositions propres à chaque pays membre de la Communauté, mais deux raisons nous ont conduits à n’étudier que les dispositions européennes : d’une part, la proximité des textes législatifs entre les pays membres et, d’autre part, la lourdeur d’une telle analyse. À l’intérieur de la Communauté européenne, le contrôle des opérations de concentration est plus récent qu’aux États-Unis103. En effet, jusqu’en 1990, les autorités communautaires surveillaient essentiellement les ententes et les abus de positions dominantes sur la base des articles 85 et 86 du Traité instituant la Communauté économique européenne. À partir du 21 septembre 1990, le nouveau règlement sur le contrôle des concentrations s’est appliqué (Règlement (CEE) no 4064/89 du Conseil, 21 décembre 1989). Ce règlement a été modifié par le Règlement (CE) no 1810/97 du Conseil du 30 juin 1997. La politique de la concurrence est mise en œuvre par la Commission européenne, et plus particulièrement par la Direction générale de la concurrence, appelée «DG IV» par les spécialistes. Elle dispose de pouvoirs d’enquête et inflige des sanctions lors de pratiques anticoncurrentielles.

L’objectif de la politique de concurrence est presque simple : éviter les distorsions de concurrence au sein de l’Europe. Dès lors que l’Europe est devenue une zone de libre-échange totale portant sur les biens (accord de libre-échange de 1986) et services (directive Bolkestein remodelée de 2006), le problème n’est plus de contrôler les distorsions créées par les droits de douane, mais ici bien plus d’éviter les distorsions créées par les pratiques non tarifaires.

Villemont (2007) résume ainsi le cadre légal européen en matière de concurrence : Les règles du droit de la concurrence sont énoncées aux articles 81 à 89 du traité CE. La politique de lutte contre les pratiques anticoncurrentielles peut être scindée suivant l’organisation suivante :

  • «une section Dispositions applicables aux entreprises, ayant comme base juridique les articles 81 et 82 et qui concerne «les règles applicables aux entreprises»;
  • «une section Dispositions applicables aux aides d’États, ayant comme base juridique les articles 88 et 89 et qui vise les règles relatives aux «aides accordées par les États»;
  • «une section Dispositions applicables aux secteurs spécifiques ciblant les secteurs de l’économie exclus, en tout ou partie, du domaine d’application des règles communautaires de concurrence;
  • «une section Coopération avec les autorités nationales et les juridictions nationales se focalisant sur l’ensemble des textes d’accompagnement («paquet de modernisation») et qui permet désormais aux juridictions et autorités de concurrence nationales de contribuer plus largement à la bonne application des règles européennes de concurrence;
  • «une section Coopération avec les pays tiers fournissant un aperçu général des accords bilatéraux ou multilatéraux signés par l’Union européenne avec les pays tiers ou les organisations internationales.»

Les deux grands piliers du droit communautaire de la concurrence applicable aux entreprises privées sont les articles 81 et 82. L’article 81 interdit les accords et pratiques concertées qui ont un objet ou un effet anticoncurrentiel sur le marché. L’article 82 interdit l’abus de position dominante.

Les articles fondateurs de la politique de concurrence européenne sont les articles 85 et 86 du Traité instituant la Communauté économique européenne. Les articles 85 et 86, en s’intéressant aux ententes et aux abus de position dominante, constituent les premières bases de la politique européenne de la concurrence. Devant le nombre d’affaires que la Commission doit examiner, elle a adopté, dès 1997, une communication sur les accords dits «d’importance mineure», qui sont réputés «ne pas affecter de manière sensible le fonctionnement du marché commun104». Cette communication a encouragé un certain nombre d’entreprises à ne pas notifier certains accords, de faible importance, ce qui permet aux services de contrôle d’être plus efficaces.

11.2.1 Contrôle des ententes

L’étude de la législation antitrust européenne suppose de parfaitement maîtriser l’article 85 du Traité instituant la Communauté économique européenne, qui organise à la fois prohibition et exemption. Cet article interdit les ententes anticoncurrentielles (§1), en énonce la nullité juridique (§2) et définit un régime d’exemption (§3). Nous allons reprendre brièvement les principaux paragraphes :

Paragraphe 1. Sont incompatibles avec le Marché commun et interdits tous accords entre entreprises, toutes décisions d’associations d’entreprises, et toutes pratiques concertées, qui sont susceptibles d’affecter le commerce entre les États membres et qui ont pour objet ou pour effet d’empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l’intérieur du Marché commun, et notamment ceux qui consistent à :

  • fixer de façon directe ou indirecte les prix d’achat ou de vente ou d’autres conditions de transaction;
  • limiter ou contrôler la production, les débouchés, le développement technique ou les investissements;
  • répartir les marchés ou les sources d’approvisionnement;
  • appliquer, à l’égard de partenaires commerciaux, des conditions inégales à des prestations équivalentes en leur infligeant de ce fait un désavantage dans la concurrence;
  • subordonner la conclusion de contrats à l’acceptation par les partenaires de prestations supplémentaires qui, par leur nature ou selon les usages commerciaux, n’ont pas de lien avec l’objet des contrats.

Paragraphe 2. Les accords ou décisions interdits en vertu du présent article sont nuls de plein droit.

Paragraphe 3. Toutefois, les dispositions du paragraphe 1 peuvent être déclarées inapplicables à tout accord, à toute décision ou à toute pratique concertée, qui contribuent à améliorer la production ou la distribution des produits ou à promouvoir le progrès technique ou économique, tout en réservant aux utilisateurs une partie équitable du profit qui en résulte, et sans :

  • imposer aux entreprises intéressées des restrictions qui ne sont pas indispensables pour atteindre ces objectifs;
  • donner à des entreprises la possibilité, pour une part substantielle des produits en cause, d’éliminer la concurrence105.

Il est nécessaire de bien comprendre qu’il existe aussi tout un régime d’exemptions permettant la flexibilité. Il faut distinguer les exclusions du régime de l’interdiction et les exemptions prévues par l’article 85 §3. Les exclusions concernent un certain nombre de secteurs d’activité, que des raisons à caractère historique ou économique ont conduit les autorités à traiter à part. Ainsi, en simplifiant, se trouvent exclus de l’article 85 :

  • les produits proches du charbon et de l’acier, mentionnés dans le traité CECA (Communauté européenne du charbon et de l’acier);
  • un nombre important de produits relatifs aux activités de défense, d’armement et de sécurité;
  • les produits faisant partie de la politique agricole;
  • certaines activités des branches relevant du secteur des transports (rail, aviation civile, etc.).

Dans le cadre de l’analyse industrielle de la politique de la concurrence, l’étude des exemptions est essentielle, car ce sont elles qui donnent à la législation une certaine souplesse, indispensable au bon fonctionnement des entreprises. Sur un plan pratique, la Commission ne peut décider d’une exemption (après évaluation et utilisation de l’article 85 §3) que si les entreprises concernées ont procédé à une notification préalable. On peut distinguer les exemptions individuelles et les exemptions par catégories, ces dernières permettant d’éviter les trop nombreux traitements au cas par cas. Ainsi, la Commission a décidé de simplifier les mesures d’exemption en présentant sept règlements d’exemptions, qui précisent les pratiques autorisées. À titre d’exemple, en voici trois :

  • le Règlement (CE) no 240/96, du 31 janvier 1996 : il concerne certains accords de transfert de technologie et simplifie les procédures visant les brevets et les licences de savoir-faire.
  • le Règlement (CE) no 1475/95, du 28 juin 1995 : il concerne certains accords de distribution et de service avant et après-vente de véhicules automobiles.
  • le Règlement (CEE) no 418/85, du 19 décembre 1984 : il concerne certains accords de recherche et de développement106.

Arrêtons-nous sur ce dernier règlement qui traite de l’application de l’article 85 §3 du Traité à des catégories d’accords de RD. L’article 1 du règlement indique que conformément à l’article 85 §3 du Traité et sous les conditions prévues au présent règlement, l’article 85 §1 du Traité est déclaré inapplicable aux accords entre entreprises qui ont pour objet :

  • la recherche et le développement en commun de produits ou de procédés ainsi que l’exploitation en commun de leur résultat, ou
  • l’exploitation en commun des résultats issus de la recherche et développement de produits ou de procédés, effectués en commun en vertu d’un accord conclu antérieurement par les mêmes entreprises, ou
  • la recherche et le développement en commun de produits ou de procédés, à l’exclusion de l’exploitation en commun de leurs résultats dans la mesure où ils tombent sous le coup de l’interdiction de l’article 85 §1107.

L’article 85 est inspiré des lois antitrust américaines, mais il s’en éloigne par l’importance donnée aux exemptions. Ces dernières traduisent la logique du bilan économique. Il est fortement imprégné du droit allemand de la concurrence qui favorise les PME, puisque ces dernières bénéficient fréquemment du régime des exemptions et sont ainsi rarement inquiétées.

Ces nombreuses exemptions permettent peut-être de comprendre pourquoi le nombre d’accords de coopération orientés vers la RD a considérablement augmenté au cours de ces dernières années. Ce règlement, au même titre que le NCRA américain, favorise la coopération des entreprises dans le domaine de la RD. Les autorités antitrust étaient placées devant une alternative :

  • soit elles s’opposaient à l’exploitation commune des résultats de la RD coopérative, et réduisaient ainsi la motivation des entreprises à entreprendre des programmes de recherche coûteux et incertains : en effet, le fait de ne pas autoriser l’exploitation commune conduit à multiplier les concurrents lorsque les firmes commercialisent un produit quasiment identique;
  • soit elles acceptaient le principe de l’extension de la coopération aux stades aval et favorisaient ainsi le développement de pratiques anticoncurrentielles plus ou moins graves.

Face aux coûts et aux risques élevés des projets de recherche, les autorités antitrust ont pris conscience de la nécessité d’adapter la législation concernant les accords de coopération dans le domaine de la RD. Le Règlement (CEE) no 418/85 assure un équilibre entre ces deux solutions extrêmes.

D’une part, il précise que l’article 85 §1 ne s’appliquera pas aux accords de coopération en RD lorsque :

  • le travail est accompli dans le cadre d’un programme défini;
  • toutes les parties ont accès aux résultats;
  • le savoir-faire et les brevets résultant de la recherche contribuent de manière substantielle au progrès technique et économique et sont indispensables pour la production du produit issu de la coopération.

D’autre part, dans le but d’éviter un usage abusif de ce règlement, la Commission fixe des conditions à la durée de l’accord et aux parts de marché. Dans le cas où l’accord de coopération est de type vertical ou congloméral, le règlement vaut pour cinq ans, quelles que soient les parts de marché. Si l’accord est de type horizontal, donc que les firmes sont concurrentes, l’exemption vaut pour cinq ans uniquement si la somme des parts de marché n’excède pas 20 %. Ce texte favorise donc les PME. Au-delà du mécanisme «prohibition-exemption», il faut en effet savoir qu’il existe deux types génériques d’ententes; sur la base de la classification américaine, on trouvera les ententes horizontales et les ententes verticales.

Les restrictions horizontales aux échanges sont les restrictions les plus recherchées et les plus traquées par les instances communautaires. Les termes employés pour évoquer ce type de restrictions sont nombreux : accords collusifs (implicites ou explicites), ententes de cartellisation, ou encore ententes inflexibles (hard-core cartels). Selon Souty (1999), il s’agit : > d’accords visant à restreindre la production de biens ou de services en vue d’augmenter artificiellement ou d’imposer des prix, en vue de se répartir des clients sur une base géographique ou fonctionnelle ou de se partager des marchés, sans tenir compte des réalités normales et objectives d’un marché transparent.

Dans tous les cas, lorsque les autorités antitrust réussissent à prouver l’existence d’un cartel, les amendes infligées sont lourdes et pénalisent généralement toutes les entreprises participantes, particulièrement l’instigateur et le leader.

En ce qui concerne les ententes verticales, ce sont des accords entre producteurs et distributeurs. Sans prétendre à l’exhaustivité, on peut mentionner quatre types principaux de restrictions verticales qui y sont associées :

  • les restrictions sur la liberté des prix, lorsque le producteur impose ses prix à ses distributeurs;
  • les restrictions dans le choix du partenaire commercial, exercées dans le cadre d’accords de distribution exclusive, par exemple lorsqu’un distributeur n’est autorisé à revendre les produits que d’un seul producteur;
  • les restrictions sur les modalités des achats : ventes liées ou assortiment de gamme (situation où le producteur exige que le distributeur distribue la totalité de sa gamme de produits);
  • les restrictions sur les choix d’emplacements géographiques.

Cependant, parce que certains types de restrictions verticales peuvent stimuler l’efficacité concurrentielle d’un marché, les autorités européennes ont progressivement abandonné les interdictions per se et ont souhaité prendre en considération en priorité la structure du marché afin de dire si une restriction verticale est acceptable ou non. L’usage de la règle de raison reflète la volonté des autorités antitrust de tenir davantage compte des réalités industrielles et de ne pas tomber dans un excès de formalisme.

Relativement aux pratiques restrictives verticales, la Commission a indiqué ses positions dans un Livre vert sur les restrictions verticales (adopté le 22 janvier 1997) et dans une Communication sur l’application des règles de concurrence de la CE aux restrictions verticales (adoptée le 30 septembre 1998). La Commission souhaite rompre avec la pratique trop complexe des exemptions sectorielles et catégorielles. Elle donne ainsi aux entreprises qui ne disposent pas d’un pouvoir de marché plus de liberté et de sécurité juridique. Au-delà d’une certaine part de marché, l’exemption ne sera plus applicable et les accords concernés seront examinés normalement108, sans qu’il y ait forcément présomption d’illégalité. La Commission doit publier un ensemble de lignes directrices, dans lequel le ou les seuils seront précisés; ainsi, les entreprises pourront juger assez facilement de quel côté du seuil elles se situent à l’occasion d’opérations verticales.

11.2.2 Prohibition des abus de position dominante

L’article 86 du Traité instituant la Communauté économique européenne condamnant l’abus de position dominante est fréquemment utilisé par les autorités antitrust, par exemple pour freiner l’activité d’un monopole «coercitif» qui fixerait des prix trop élevés, protégés par des barrières à l’entrée infranchissables, ou encore pour empêcher la fusion d’entreprises, concurrentes ou complémentaires, fusion qui les placerait dans une situation de domination excessive du marché.

Cet article stipule en effet qu’est incompatible avec le Marché commun et interdit, dans la mesure où le commerce entre les États membres est susceptible d’en être affecté, le fait pour une ou plusieurs entreprises d’exploiter de façon abusive une position dominante sur le Marché commun ou dans une partie substantielle de celui-ci. Ces pratiques abusives peuvent notamment consister à :

  • imposer de façon directe ou indirecte des prix d’achat ou de vente ou d’autres conditions de transactions non équitables;
  • limiter la production, les débouchés ou le développement technique au préjudice des consommateurs;
  • appliquer à l’égard de partenaires commerciaux des conditions inégales à des prestations équivalentes, en leur infligeant de ce fait un désavantage dans la concurrence;
  • subordonner la conclusion de contrats à l’acceptation, par les partenaires, de prestations supplémentaires, qui par leur nature ou selon les usages commerciaux, n’ont pas de lien avec l’objet de ces contrats109.

Esprit de l’article 86. Sur la base d’analyses déjà évoquées lors de l’étude de la législation américaine, ainsi qu’à l’occasion de l’étude de la théorie des marchés contestables, il est possible de retenir quatre idées essentielles qui guident l’utilisation de l’article 86 :

  • la position dominante ne fait pas l’objet d’un a priori théorique. En soi, la position dominante n’est pas condamnable. Seul l’abus est interdit. La Commission a autorisé des opérations où les parts de marché étaient très fortes. Dans l’affaire Tetra Pak – Alpha Laval, les parties détenaient 90% du marché de la location-vente de machines de conditionnement aseptique en carton (décision du 19 juillet 1991). Cependant, le nouveau Règlement sur le contrôle des concentrations complète cet article et peut interdire les positions dominantes lors d’opérations de concentration, même sans qu’il y ait abus.
  • l’impact sur la concurrence s’apprécie de façon dynamique. Ce qui est apprécié avec sévérité, c’est la capacité de maintenir une position dominante pendant une période significative. Les parts de marché à un instant donné ne sont donc pas suffisantes pour traduire l’abus de position dominante. Ainsi, le degré de maturité d’un marché est pris en considération. Lorsqu’un marché est récent, et connaît un fort taux de croissance, la sévérité doit y être moindre dans la mesure où la concurrence est appelée à se développer. Nous retrouvons ici la nécessité de mener une étude dynamique pour apprécier correctement la position dominante d’une entreprise.
  • la concurrence potentielle est prise en compte. Une analyse en termes de contestabilité doit être envisagée, permettant d’évaluer les barrières à l’entrée et à la sortie, c’est-à-dire notamment les coûts d’entrée et de sortie d’un secteur. Bien que les économistes européens chargés des dossiers soient plutôt favorables à l’école de Harvard, les conclusions de l’école de Chicago n’en demeurent pas moins présentes et incontournables.
  • la dimension internationale de l’opération ne doit pas être négligée. Aujourd’hui, l’internationalisation des marchés est croissante et la stratégie des entreprises, souvent globale; il est donc préférable d’avoir une vision mondiale de l’opération, même si cette dernière ne concerne que quelques pays de la Communauté. Nous évoquerons la question de la coopération internationale des autorités antitrust un peu plus loin.

Mise en oeuvre. Lorsqu’elles utilisent l’article 86, les autorités européennes de la concurrence procèdent généralement en trois étapes :

  • elles délimitent avec le plus de précision possible le marché concerné, appelé «marché pertinent» (relevant market);
  • elles caractérisent ensuite la position dominante, à l’aide de critères tels que la part de marché110 et l’importance des barrières à l’entrée;
  • enfin, elles démontrent qu’il y a abus par l’entreprise de sa position dominante. À chaque étape, il existe des difficultés, car il est généralement impossible de se référer à une situation théorique optimale de concurrence. Chaque marché possède ses caractéristiques propres. C’est bien souvent la première étape qui pose cependant le plus gros problème tant il est délicat de cerner111 le marché pertinent (utilisation délicate du concept d’élasticités croisées).

Face à certaines difficultés déjà évoquées et face à l’absence d’un texte clair et exclusivement consacré aux opérations de concentration, les autorités antitrust européennes vont améliorer leur contrôle à l’aide du Règlement (CEE) no 4064/89 que nous allons maintenant étudier.

De Havilland et ATR : la difficulté de la définition d’un marché pertinent (Source : Commission Européene 1991)

Le projet de rachat de De Havilland par ATR en 1991 fournit une illustration de la difficulté à définir le marché de référence.

La Commission européenne a interdit cette opération sous prétexte que l’acquisition créerait une position dominante extrêmement forte et inattaquable sur le marché des avions de transport régional à turbopropulseurs. Selon la Commission, la nouvelle firme aurait représenté 50% du marché mondial et 67 % du marché communautaire des avions de 20 à 70 places; cela aurait provoqué le retrait de certains concurrents, dissuadé les nouveaux arrivants et empêché les compagnies clientes de contrebalancer la puissance du producteur.

Or, selon des spécialistes de cette question, il semble que si la Commission avait choisi le segment des avions de 19 à 70 places, l’entrave à la concurrence n’aurait pas été aussi probante, car British Aerospace commercialise un modèle de 19 places.

Ainsi, comme l’ont fait remarquer de nombreuses personnalités à l’occasion de cette affaire, l’abus est fortement fonction de la définition du marché pertinent qui est retenue. Par conséquent, malgré les différents outils disponibles, il reste une part importante de subjectivité.

11.2.3 Renforcement de la politique de la concurrence : le contrôle communautaire des concentrations

Dès le début des années 1970, la Commission souhaitait mettre en place un véritable contrôle des opérations de concentration. Mais de fortes oppositions, notamment entre la vision franco-britannique (logique du bilan économique) et la vision allemande (logique du bilan concurrentiel), expliquent la lenteur des négociations. Il a donc fallu attendre jusqu’en 1989 pour qu’un compromis soit trouvé, avec le Règlement (CEE) no 4064/89 du 21 décembre 1989.

Un nombre toujours plus élevé d’opérations est soumis à ce nouveau filtre et on constate une forte augmentation des notifications et des décisions depuis 1996. Cette tendance à la hausse s’est maintenue en 1999.

D’après la Commission, deux facteurs décisifs expliquent ce fort accroissement des opérations de concentration :

  • la forte croissance dans les secteurs des nouvelles technologies et des technologies de la communication et de l’information;
  • l’arrivée de la monnaie unique qui provoque une simplification des opérations financières et commerciales.

Définition d’une opération de concentration. L’article 3, paragraphe 1 du Règlement (CEE) no 4064/89 définit une opération de concentration de la façon suivante:

Une opération de concentration est constituée :

  • lorsque deux ou plusieurs entreprises antérieurement indépendantes fusionnent, ou
  • lorsque une ou plusieurs personnes détenant déjà le contrôle d’une entreprise au moins, ou
  • une ou plusieurs entreprises acquièrent directement ou indirectement, que ce soit par prise de participation, achat d’élément d’actifs, contrat ou tout autre moyen, le contrôle112 de l’ensemble ou de parties d’une ou plusieurs entreprises113.

Ainsi, parmi les différents types de contrats possibles, seuls devraient être concernés par le Règlement ceux qui établissent des liens de type institutionnel entre les parties concernées. C’est la notion stricte de contrôle qui est primordiale : l’un des signataires du contrat peut-il exercer un contrôle sur les autres acteurs? La notion de dépendance attachée à un contrat ne suffit pas à l’inclure dans la définition d’une concentration. De ce fait, la plupart des modes de coopération ne tomberont pas sous le coup du nouveau règlement. Ainsi, les accords de coopération restent essentiellement limités par les articles 85 et 86 du Traité instituant la Communauté économique européenne. Cependant, comme le souligne Berlin (1992), il devient difficile de tracer une frontière nette entre concentration et coopération lorsque le contrôle concerne une entreprise commune114. Nous aborderons bientôt le cas très intéressant des entreprises communes.

Les conditions d’applicabilité énoncées ci-dessus ne permettent pas d’appréhender toutes les opérations de concentration dans la mesure où l’article 1, paragraphe 1 du Règlement précise que seules les opérations de dimension communautaire sont concernées115. La dimension communautaire est appréciée par rapport à trois critères cumulatifs116 :

  • le chiffre d’affaires (CA) total réalisé sur le plan mondial par toutes les entreprises concernées représente un montant supérieur à 5 milliards d’euros;
  • le CA total réalisé individuellement dans la Communauté par au moins deux des entreprises concernées représente un montant supérieur à 250 millions d’euros;
  • à moins que chacune des entreprises concernées réalise plus des deux tiers de son CA total dans la Communauté à l’intérieur d’un seul et même État membre.

Application et interprétations. L’article 2 du Règlement propose de ne pas accepter les opérations de concentration qui conduiraient à ce que la concurrence soit entravée de manière significative. Les trois premiers paragraphes définissent un cadre relativement précis :

Article 2, §1 : «Les opérations de concentration visées par le présent règlement sont appréciées en fonction des dispositions qui suivent en vue d’établir si elles sont ou non compatibles avec le Marché commun.117» Dans cette appréciation, la Commission tient compte :

  • de la nécessité de préserver et de développer une concurrence effective dans le Marché commun au vu notamment de la structure de tous les marchés en cause et de la concurrence réelle ou potentielle d’entreprises situées à l’intérieur ou à l’extérieur de la Communauté;
  • de la position sur le marché des entreprises concernées et de leur puissance économique et financière, des possibilités de choix des fournisseurs et des utilisateurs, etc.

Article 2, §2 : «Les opérations de concentration qui ne créent pas ou ne renforcent pas une position dominante ayant comme conséquence qu’une concurrence effective serait entravée de manière significative dans le Marché commun ou une partie substantielle de celui-ci, doivent être déclarées incompatibles avec le Marché commun.118»

Article 2, §3 : «Les opérations de concentration qui créent ou renforcent une position dominante ayant comme conséquence qu’une concurrence effective serait entravée de manière significative dans le Marché commun ou une partie substantielle de celui-ci doivent être déclarées incompatibles avec le Marché commun119

Ainsi, face à ce nouveau règlement, l’utilisation de l’article 86 du Traité ne concernera que deux types de situation :

  • celles où l’abus de position dominante proviendrait d’une opération de la croissance interne;
  • celles où une opération de croissance externe (fusion, acquisition) n’ayant pas la dimension communautaire conduirait malgré tout à un abus de position dominante.

Nous pouvons constater que le nouveau règlement est plus restrictif que l’article 86 dans la mesure où même la création d’une position dominante est interdite, alors que l’article 86 ne s’intéressait qu’aux seuls abus. Cette caractéristique permet de mettre en parallèle le Règlement (CEE) no 4064/89 et le Clayton Act.

Depuis l’entrée en vigueur du Règlement, le 21 septembre 1990, la politique de la Commission en matière de concentrations peut être qualifiée d’active et de libérale.

Active dans la mesure où les autorités ont pris plusieurs centaines de décisions formelles. Libérale puisque très peu de projets de concentration ont été formellement interdits. Cependant, et il s’agit d’un point essentiel, dans de nombreuses affaires, les caractéristiques de l’opération furent modifiées avant l’ouverture d’une procédure, à la suite de discussions informelles entre les firmes et les autorités européennes. De plus, dans plusieurs autres cas, la Commission a imposé aux entreprises concernées des charges et des conditions, modifiant ainsi les projets initiaux afin de les rendre proconcurrentiels. Étudions ci-après deux cas aux profils assez différents.

Une acceptation sous conditions : le cas Nestlé-Perrier de 1992

Pour certains spécialistes, la décision de la Commission du 22 juillet 1992 dans l’affaire Nestlé-Perrier marque un durcissement de la politique de la concurrence européenne. Selon R. Linda, deux éléments clés ressortent de cette décision :

  1. L’autorisation accordée à Nestlé fut subordonnée à certaines conditions sévères. Afin d’éviter la création d’un duopole en France (Nestlé-BSN), la Commission a exigé que Nestlé vende huit sources d’eau minérale, représentant environ 20 % du marché français. De plus, Nestlé fut contrainte de demander l’accord de la Commission sur le choix de l’acheteur.

  2. La Commission a formulé à travers ce cas des principes généraux novateurs en matière de politique de la concurrence. La Commission a ainsi déclaré que le règlement communautaire sur les concentrations s’applique à la dominance oligopolistique, c’est-à-dire à l’existence d’une position dominante collective (et non pas seulement à la dominance individuelle).

Ainsi, on note dans le cas Nestlé-Perrier que la Commission a jugé qu’il n’était même pas nécessaire de prouver l’existence de liens économiques entre les deux firmes; la structure d’oligopole étroit suffit dans ce cas à établir une affectation de la concurrence. Cette position se rapproche de la conception très sévère du droit allemand où il y a présomption de position dominante collective si trois firmes détiennent 50% des parts de marché ou si cinq firmes détiennent 67% des parts de marché, d’après (Babusiaux 1993). Cela signifie également que la Commission peut intervenir à l’occasion d’accords de coopération, même tacites, conduisant à l’apparition d’une structure de marché oligopolistique.

Plus récemment, la Cour de justice a indiqué les preuves que la Commission devait fournir pour établir l’existence d’une position dominante collective à l’occasion d’une opération de concentration :

  • cette dernière doit entraîner une réduction sensible de la concurrence entre les parties à la concentration et les tiers;
  • elle doit donner collectivement à ces parties la capacité d’adopter une politique commune sur les marchés concernés et d’agir de façon indépendante des autres concurrents, des clients et des consommateurs.

Sur la base d’un raisonnement économique classique, un comportement oligopolistique (c’est-à-dire une position dominante collective) est d’autant plus fréquent que certaines conditions sont réunies :

  • les marchés sont fortement concentrés;
  • les produits sont homogènes;
  • la fixation des prix est transparente;
  • les barrières à l’entrée sont élevées;
  • la technologie est parvenue à maturité (l’innovation est faible);
  • la demande est statique ou en baisse;
  • il y a absence de puissance d’achat compensatrice.

Le Règlement (CEE) no 4064/89 sur les concentrations ainsi que ses applications par la Commission a donc profondément modifié la nature du contrôle des opérations de croissance externe. Ainsi, dans le texte définitif du Règlement120, on remarque que la prise en compte du progrès économique et technique est soumise à la condition expresse qu’elle ne constitue pas un obstacle à la concurrence. Certains spécialistes considèrent que ce texte est sévère et suggère un abandon de la doctrine du bilan économique au profit de celle du bilan concurrentiel121. Ainsi, les opérations de concentration classiques (fusions, acquisitions, apports partiels, etc.) tomberont plus facilement sous le coup du nouveau règlement alors que les accords de coopération continueront de dépendre principalement de l’article 85 et pourront ainsi bénéficier des multiples exemptions.

Cas des coentreprises. Le formidable essor de la coopération interentreprises à partir du début des années 1990 ainsi que le fort mouvement de mondialisation nous conduisent à nous intéresser à la réglementation des coentreprises. Ces dernières sont en effet souvent la traduction concrète de l’alliance entre deux ou plusieurs entreprises, ou d’une volonté d’adopter une stratégie globale.

Bien que de nombreux textes émaillent la vie de la législation antitrust européenne, nous pensons que le Mémorandum du 1er décembre 1965 est essentiel à la compréhension globale et dynamique des questions soulevées par la coentreprise. Traitant du problème de la concentration dans le marché commun, il conclut à l’applicabilité de règles juridiques distinctes selon qu’un comportement anticoncurrentiel est qualifié d’entente ou de concentration.

Contrairement au droit américain, le Mémorandum prônait l’inapplicabilité des textes relatifs aux ententes aux opérations de concentration. Ainsi, l’article 85 du Traité ne devait donc pas s’appliquer aux concentrations. Cela marquait à l’époque le caractère à la fois indispensable et positif d’un fort mouvement de concentration dans la Communauté : «Le Marché commun exige des entreprises de taille européenne, afin que les avantages de la production de masse et de la recherche scientifique et technique profitent, sans restriction, à 180 millions de consommateurs. De nombreuses entreprises européennes devront donc s’adapter, par leur croissance interne ou par la fusion avec d’autres entreprises à ce marché plus vaste. Le renforcement de leur capacité concurrentielle leur est également profitable dans la compétition internationale avec les grandes entreprises des pays tiers (COMMISSION DE LA COMMUNAUTÉ ÉCONOMIQUE EUROPÉENNE 1966)

La volonté de distinguer entente et concentration s’appuyait sur la définition des termes : «Alors qu’une entente peut être définie comme un accord entre entreprises restant autonomes, en vue d’un comportement déterminé sur le marché, on parle de concentration lorsque plusieurs entreprises sont regroupées sous une direction économique unique en abandonnant leur autonomie économique [Ibid].» D’ailleurs, les opérations concernées par les textes étaient clairement précisées : «L’article 85 ne peut être appliqué aux accords ayant pour objet l’acquisition de la propriété d’entreprises ou de parties d’entreprises mais l’article 85 §1 reste applicable lorsque l’accord ne provoque pas une modification irréversible de la propriété mais seulement une coordination du comportement sur le marché d’entreprises restant économiquement indépendantes [Ibid].»

Le cas des filiales communes illustre assez bien le problème soulevé par l’interprétation du Mémorandum. Deux périodes semblent se dessiner quant à cette interprétation.

Première période. La Commission opère une distinction entre les entreprises communes «collusives» et «concentrationnistes», selon l’esprit du Mémorandum. Elle ne fait donc pas subir le poids de la législation aux entreprises communes concentrationnistes. Pour ce faire, elle réfère principalement à l’irréversibilité de l’opération; mais deux conditions cumulatives doivent aussi être réunies :

  • la coentreprise doit être une unité autonome remplissant toutes les fonctions d’une entreprise;
  • les entreprises fondatrices doivent disparaître du secteur d’activité réservé à la filiale commune.

Deuxième période. On assiste à la généralisation de l’application de l’article 85 §1 à l’ensemble des coentreprises, quelle que soit leur nature, collusive ou concentrationniste. Ainsi, en 1972, les entreprises Henkel et Colgate souhaitaient créer une filiale commune de recherche; cette dernière se verra appliquer l’article 85 malgré la reconnaissance du caractère irréversible de la modification des structures. Pour certains observateurs, cette décision relève d’un artifice juridique dommageable122.

Entreprise commune et Règlement (CEE) no 4064/89. L’article 3 §2 de ce règlement précise que «la création d’une entreprise commune accomplissant de manière durable toutes les fonctions d’une entité économique autonome, et qui n’entraîne pas une coordination du comportement concurrentiel soit entre entreprises fondatrices, soit entre celles-ci et l’entreprise commune constitue une concentration123». Ainsi, le nouveau texte semble très proche du Mémorandum et assez éloigné des positions tenues lors de la seconde période que nous venons de décrire. Afin de clarifier l’article 3 §2, la Commission a adopté une Communication124 qui précise les entreprises communes affectées ou non par le texte du Règlement (CEE) no 4064/89. À l’occasion de cette communication, la Commission choisit les termes :

  • de coentreprises coopératives : ce sont celles qui ont pour effet ou pour objet la coordination du comportement concurrentiel de firmes qui restent indépendantes;
  • de coentreprises concentratives : ce sont celles qui accomplissent de manière durable toutes les fonctions d’une entité économique autonome et qui n’entraînent pas une coordination du comportement concurrentiel des parties entre elles ou entre celles-ci et l’entreprise commune.

En 1994, une nouvelle communication a été proposée afin d’actualiser les procédures et de bénéficier de l’expérience des années précédentes. En règle générale, une coentreprise soit sera coopérative et pourra subir l’article 85, soit sera concentrative et relèvera alors du Règlement (CEE) no 4064/89. De nombreux auteurs relèvent les difficultés liées à ce découpage (Hawk 1993). Il peut ainsi exister des cas litigieux où les deux aspects se présentent en même temps. Le cas de l’alliance initiale entre Renault et Volvo illustrait ce problème.

Statut des filiales communes aujourd’hui. À partir du 1er mars 1998, un nouveau règlement125 est entré en application et révise le Règlement (CEE) no 4064/89. Il concerne notamment les entreprises communes. Ainsi, toutes les coentreprises dites «de plein exercice» (full-fonction joint ventures), c’est-à-dire les filiales communes véritablement et durablement autonomes, seront concernées par le Règlement des concentrations. En revanche, les filiales communes coopératives (non full-fonction joint ventures) pourront subir l’article 85.

Dans un souci de plus grande efficacité, plusieurs règlements et accords ont été décidés, prenant en considération la mondialisation des économies européennes.

Le Règlement (CE) no 1810/97 ne se réduit pas à une simplification des procédures de contrôle des entreprises communes. Un certain nombre de concentrations aux effets transfrontaliers significatifs n’avait pas la dimension communautaire et donc ne déclenchait pas le contrôle au titre du Règlement (CEE) no 4064/89. Ces opérations se trouvaient souvent soumises à des contrôles nationaux multiples et hétérogènes. Le nouveau règlement propose ainsi une nouvelle mesure permettant aux entreprises de disposer d’un «guichet unique» de contrôle sur le plan européen et donc de réduire les cas de plurinotifications. Les entreprises préfèrent en effet éviter l’amoncellement des contrôles par chaque État membre concerné. Ainsi, relèvent de la compétence communautaire les opérations qui réunissent les quatre conditions suivantes126 :

  • le CA total réalisé sur le plan mondial par l’ensemble des entreprises concernées représente un montant supérieur à 2,5 milliards d’écus;
  • dans chacun d’au moins trois États membres, le CA total réalisé par toutes les entreprises concernées est supérieur à 100 millions d’écus;
  • dans chacun d’au moins trois États membres inclus aux fins du point b), le CA total réalisé individuellement par au moins deux des entreprises concernées est supérieur à 25 millions d’écus;
  • le chiffre d’affaires total réalisé individuellement dans la Communauté par au moins deux des entreprises concernées représente un montant supérieur à 100 millions d’écus; à moins que chacune des entreprises concernées réalise plus des deux tiers de son chiffre d’affaires total dans la Communauté à l’intérieur d’un seul et même État membre.

Coopérations bilatérales et multilatérales. La mondialisation croissante des marchés conduit de plus en plus souvent la Commission à réaliser des analyses concurrentielles au-delà de la sphère européenne. C’est pourquoi, lorsqu’elle définit le marché pertinent (instrument essentiel de son analyse), elle peut se trouver confrontée à des difficultés dans ses recherches d’informations. Les coopérations bi et multilatérales avec ses principaux partenaires commerciaux facilitent ses enquêtes.

De plus, par le biais d’accords bilatéraux et multilatéraux, la Commission souhaite coordonner l’application de la législation et éviter les décisions conflictuelles entre États. Ainsi, par exemple, dès 1991, un accord bilatéral était signé avec les États-Unis. Entré en vigueur en 1995, l’accord était destiné à faciliter la coopération logistique entre la Commission et le département de la Justice américain ou la Federal Trade Commission. Cet accord prévoit en particulier :

  • la notification réciproque des affaires en cours d’examen par chacune des deux autorités, lorsque ces affaires sont susceptibles de porter atteinte à des intérêts importants de l’autre partie;
  • l’échange d’informations non confidentielles entre les autorités;
  • la possibilité de coordination par les deux autorités des mesures d’application;
  • la possibilité, pour une autorité, de demander à l’autre de prendre des mesures d’application (c’est ce qu’on appelle la «courtoisie active»);
  • la possibilité, pour une autorité, de prendre en considération les intérêts importants de l’autre autorité dans ses mesures d’application (c’est ce qu’on appelle la «courtoisie traditionnelle»).

Cet accord a été renforcé par un nouvel accord sur la courtoisie active, conclu avec les États-Unis en 1998. Un accord très proche a été finalisé avec le Canada, d’autres sont en négociation.

11.3 Conclusion

Les États-Unis représentent près de 20% du PIB mondial en 2014. L’Union européenne, contrairement à beaucoup d’idées reçues, se trouve même devant les États-Unis en matière de contribution au PIB mondial. À elles deux, ces économies représentent environ 42 % du PIB mondial.

Dans un tel contexte, il est indispensable de comprendre l’environnement réglementaire dans lequel les entreprises évoluent au sein de ces deux zones économiques. En effet, un des résultats de la mondialisation est la mise en place de chaînes de valeur globales. Celles-ci prennent souvent la forme de coentreprises ou d’investissements en installations nouvelles (greenfield). La réglementation sur les concentrations est donc extrêmement importante à connaître pour les gestionnaires et futurs gestionnaires de ces entreprises.

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  1. Ce traité est devenu le Traité sur le focntionnement de l’Union européenne en 2009.↩︎

  2. Le discours insistait préalablement sur l’intégration toujours plus grande de l’économie mondiale et sur le fait que les entreprises étaient de plus en plus en concurrence sur des marchés mondiaux.↩︎

  3. Citation tirée de l’avant-propos de Karel Van Miert, commissaire chargé de la politique de la concurrence, dans le XXVIIIe Rapport sur la politique de concurrence – 1998 (COMMISSION EUROPÉENNE 1999). On pourra trouver sur le site Internet de la Commission européenne (www.ec.europa.eu) l’intégralité des rapports sur la politique européenne de la concurrence, dont celui de 1998.↩︎

  4. Merci à Charles Grison, étudiant à HEC Montréal, pour son aide dans cette partie. Les erreurs et omissions restent les nôtres.↩︎

  5. Les auteurs de la théorie managériale ont largement traité l’aspect non optimal des décisions des managers (par exemple, R. Marris, O. E. Williamson et W. Baumol).↩︎

  6. Évidemment, la taille initiale de l’économie canadienne joue aussi un rôle important. Les économies les plus petites ont tendance à être plus ouvertes en pourcentage du PIB.↩︎

  7. de Conseil Économique et social (1973)↩︎

  8. AFNOR, 1987. (ASSOCIATION FRANÇAISE DE NORMALISATION (AFNOR) n.d.)↩︎

  9. Cette commission a été créée en 1914 pour interpréter et faire appliquer les interdictions concernant la concurrence déloyale.↩︎

  10. L’indice C4 correspond à la somme des parts de marché des quatre premières entreprises d’un secteur. L’indice d’Herfindhal, quant à lui, est égal à la somme des carrés des parts de marché de toutes les entreprises d’un secteur.↩︎

  11. Voir par exemple Encaoua et al., 1986 (Encaua, Jacquemin, and Moreaux 1986).↩︎

  12. Le principe d’une interdiction per se s’oppose à l’utilisation d’une logique fondée sur la règle de raison visant à mettre en balance les coûts et les bénéfices.↩︎

  13. Adapté d’un rapport de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE 2013).↩︎

  14. Antitrust Improvement Act (1976) : notification de tout projet d’importance, 30 jours à l’avance.↩︎

  15. Le cas des entreprises communes collusives ou concentrationnistes est examiné plus loin.↩︎

  16. Les lignes directrices en matière de fusions proposent une démarche prédéfinie afin d’analyser les rapprochements interfirmes en trois étapes : 1. définition du marché pertinent; 2. détermination de la configuration «naturelle» du marché; et 3. analyse de la concurrence effective et potentielle.↩︎

  17. La FTC, s’appuyant sur un rapport du Sénat, indique que la vente ou la concession de licences, de brevets, de savoir-faire, ou d’autres informations faisant l’objet de droits de propriété qui sont développés grâce à un programme commun de RD n’est pas exclue de la compétence du NCRA.↩︎

  18. C’est le cas de Souty (1993).↩︎

  19. Les pays membres possédaient bien avant cette date une législation spécifique. Dès 1977, la France instituait un contrôle des opérations de concentration. Avec les ordonnances de 1986, les textes ont été précisés, et parfois renforcés (articles 38 à 42).↩︎

  20. Villemont, 2007.↩︎

  21. http://ec.europa.eu/competition/antitrust/legislation/3385ann_fr.html↩︎

  22. Règlement de la Commission des communautés européennes du 19 décembre 1984, JOCE, 22 février 1985, no L53.↩︎

  23. http://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX:31985R0418↩︎

  24. On pourra se reporter au Règlement CE no 2790/1999 du 22 décembre 1999, paru au JO no L 336 du 29 décembre 1999.↩︎

  25. http://ec.europa.eu/competition/antitrust/legislation/3385ann_fr.html↩︎

  26. La mesure de la position dominante varie selon les pays, d’une conception assez stricte par l’Allemagne (environ 35%) à une conception plus large par la France, le Royaume-Uni ou les États-Unis.↩︎

  27. Sur les difficultés à cerner la notion de relevant market, on pourra consulter Glais, 1992, et aussi Husson, 1990.↩︎

  28. Pour une définition du terme, se reporter à l’article 3 §3 du Règlement (CEE) no 4064/89.↩︎

  29. http://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX:31989R4064↩︎

  30. Article3§2:«Uneopération,ycomprislacréationd’uneentreprisecommune,quiapour objet ou pour effet la coordination du comportement concurrentiel d’entreprises qui restent indépendantes ne constitue pas une concentration.»↩︎

  31. Remarque : avec le Règlement (CE) no 1310/97 qui révise le no 4064/89, de nouveaux seuils de chiffre d’affaires ont été introduits.↩︎

  32. À titre d’illustration, on pourra se reporter en fin de chapitre, où différentes situations sont proposées à titre d’exercice.↩︎

  33. http://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX:31989R4064↩︎

  34. Ibid↩︎

  35. Ibid↩︎

  36. (Jacquemin 1991) précise que dans les dernières versions, le Règlement comportait une «défense par efficacité». Il était précisé que «l’autorisation devait être accordée dans le cas de concentrations qui, même si elles empêchent une concurrence effective, contribuent à la réalisation des objectifs de base du traité, de telle manière que, globalement, les gains économiques l’emportent sur les atteintes à la concurrence». Or, dans le texte définitif, cette phrase a disparu.↩︎

  37. L’article 2 §1 précise que sera pris en considération pour juger si une fusion crée ou renforce une position dominante «le progrès technique et économique à condition qu’il joue à l’avantage du consommateur et ne constitue pas un obstacle à la concurrence».↩︎

  38. (Vogel 1988) développe cet exemple (p. 273-275). De plus, il mène une analyse concernant les avantages et les risques de l’élargissement de l’article 85 à toutes les catégories d’entreprises communes (p. 293 et suivantes).↩︎

  39. http://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX:31989R4064↩︎

  40. Communication du 14 août 1990, JOCE no 90/C 203/06. Comme pour toutes les communications, le texte est sans portée juridique obligatoire mais éclaire l’application du règlement des concentrations aux entreprises communes.↩︎

  41. Il s’agit du Règlement (CE) no 1310/97 du 30 juin 1997.↩︎

  42. Remarque : les seuils fixés par le Règlement (CEE) no 4064/89 ne sont pas modifiés par le Règlement (CE) no 1310/97; ce dernier crée simplement une nouvelle catégorie d’opérations de concentration relevant de la compétence communautaire (http://europa.eu/ legislation_summaries/other/l26046_fr.htm).↩︎