Chapitre 7 Stratégies de différenciation des produits

À retenir

Selon la structure du marché à étudier et sa configuration (linéaire ou circulaire), les stratégies de différenciation des produits peuvent être complètement différentes. Des solutions qui peuvent sembler évidentes sur le plan de la localisation (par exemple, s’éloigner de son concurrent) ne le sont pas forcément lorsqu’on étudie les avantages et les inconvénients d’une différenciation maximale ou minimale.

7.1 Introduction

Pour E. Chamberlin (1933a), dans les années 1930, les firmes vendaient sur la plupart des marchés des produits relativement substituables sans pour autant être homogènes, comme le suggérait le modèle de concurrence pure et parfaite (CPP). L’idée sous-jacente est que chaque entreprise va chercher à recréer une situation de monopole dans un environnement concurrentiel. L’entreprise va chercher à établir une niche et à exploiter le pouvoir de monopole sur cette niche. Si Cournot et Bertrand ont posé les premiers jalons d’une analyse des marchés oligopolistiques, cette dernière concerne toujours des marchés pour un bien identique où la rivalité entre les marchands s’exerce à propos de la vente d’un produit parfaitement homogène. Il revient à Hotelling (1929), à Chamberlin (1933a; 1951) et à Lancaster (1966) d’avoir attiré l’attention des économistes sur les conséquences de la violation de la troisième hypothèse clé de la CPP : l’hypothèse d’homogénéité des produits.

En effet, dans la pratique, de multiples caractéristiques permettent de distinguer la production d’une entreprise de celle de ses concurrents dans une même branche. On peut introduire une certaine différenciation entre les produits en se basant soit sur les qualités réelles des extrants (quand la technologie le permet, ce qui est possible pour des biens durables perfectionnés pour lesquels la qualité peut devenir la véritable variable stratégique), soit sur les conditions de vente de ces produits (emplacement du vendeur, réputation du vendeur, facilités de paiement, délais de livraison, conditions après-vente…), ou en faisant appel à la publicité, ou à l’image de marque du produit, etc. La notion de différenciation des produits donne naissance à la notion de clientèle du vendeur. La différenciation des produits est une des façons d’échapper au paradoxe de Bertrand (Salanié 1998).

7.2 Différenciation des produits

Selon E. Chamberlin (1933a)  :

une catégorie générale de produits est différenciée s’il existe une base suffisante pour distinguer les marchandises d’un vendeur de celles d’un autre. Peu importe que cette base soit réelle ou illusoire, aussi longtemps qu’elle revêt une importance quelconque pour les acheteurs, et mène à la préférence d’une variété de produits sur une autre.

7.2.1 Définition et objectifs de la différenciation : le pouvoir de marché

Caractéristiques des biens et demande de produits différenciés. Les caractéristiques d’un bien peuvent servir à le différencier des autres biens proposés par les concurrents. Même si les produits ont le même usage, leurs caractéristiques peuvent être différentes. Il peut s’agir de différences intrinsèques (qualité, couleur), de différences dans les services liés à la vente (service après-vente, livraison), de différences de localisation géographique ou de différences subjectives créées dans l’esprit des clients (publicité, emballage, etc.). On distingue classiquement deux grands types de modèles de différenciation : la différenciation horizontale ou spatiale, qui renvoie à des différences de goût subjectives entre les consommateurs50 (il n’y a pas de caractéristiques objectives du produit), et la différenciation verticale, dans laquelle tous les consommateurs sont d’accord pour classer les produits de la même façon (il y a une perception unanime sur certaines caractéristiques du produit, par exemple, la qualité).

Les produits différenciés sont perçus par le consommateur comme des substituts plus ou moins proches en fonction de leur degré de différenciation. Deux produits ayant le même usage, mais qui sont fabriqués par deux entreprises différentes, sont rarement identiques. La demande d’un produit spécifique, dans un éventail de produits différenciés, va donc dépendre des préférences des consommateurs. Les consommateurs reconnaissent généralement qu’il existe des différences réelles entre les produits différenciés. Ce comportement conduit souvent à une fidélité à un produit en particulier.

La création d’une différence : la Smart de Mercedes

Après la Classe A, Mercedes, filiale de Daimler-Chrysler, souhaitait renforcer sa présence dans le segment des petites voitures. Le succès de la Classe A laissait escompter une acceptation par les consommateurs du nouveau positionnement de Mercedes : passer d’une occupation exclusive du segment des voitures haut de gamme à une production plus large.

En 1994, Nicolas Hayek, patron de Swatch (fabriquant de montres), a imaginé une petite voiture de deux places, véritable concentré de haute technologie. Peu polluante et idéale pour la ville, le succès de la Smart semblait être assuré. L’objectif annoncé était de 200 000 unités vendues pour la première année. Or, 80 000 ventes seulement ont été réalisées en 1999. Le modèle original devait se vendre autour de 6 800 euros et disposer d’une propulsion électrique. Les ingénieurs de Daimler ont abouti à une voiture à essence haut de gamme, vendue au minimum aux alentours de 9 150 euros. Nicolas Hayek s’est retiré du projet. Le positionnement n’était plus le même et, surtout, aucun moyen de comparaison avec un modèle existant n’était disponible. La Smart devait créer son propre segment.

Entrée de gamme de Mercedes, elle se positionnait dans le créneau des petites citadines (avec la Mini, entre autres). Mais équipée de prestations haut de gamme, et ne disposant que de deux places comme les roadsters, elle donne une image d’une entrée de gamme de luxe et originale par son nombre de places. En 1999, les consommateurs n’ont pas adhéré à ce nouveau positionnement. Les concurrents auraient pu renforcer ce positionnement en offrant des voitures sur le même segment. Toutes les petites citadines de la concurrence qui sont apparues après la Smart disposaient de quatre places. Mercedes était donc seul sur son segment.

Différenciation des produits et stratégies des entreprises. La différenciation des produits dans toutes ses formes vise un objectif principal : s’écarter de l’hypothèse d’homogénéité des biens faite dans le cadre de la concurrence pure et parfaite. Celle-ci conduisait, entre autres, à des profits nuls. Or, toute entreprise veut générer des profits positifs. Un moyen est de fidéliser une partie de la demande en lui vendant des produits répondant spécifiquement à ses besoins. La segmentation du marché et la réponse à certaines niches sont parfois une clé du succès. L’entreprise qui réussit à différencier ses produits, et donc qui fera de la différenciation maximale, aura un pouvoir de marché et pourra augmenter ses prix ou s’écarter de la concurrence par les prix à laquelle se livrent ses concurrents.

Mais la différenciation n’a pas toujours pour objectif de s’éloigner des produits des concurrents. Il est parfois intéressant au contraire de créer des similitudes, soit réelles, soit dans l’esprit des consommateurs. On parlera alors de différenciation minimale. Samsung, se basant sur des designs de téléphones intelligents similaires aux appareils d’Apple, se positionne comme un acteur équivalent à la firme californienne, malgré une entrée sur le marché plus tardive. Dans la section 7.3, nous verrons les conditions pouvant orienter soit dans le sens de la différenciation maximale, soit dans celui de la différenciation minimale. La question que se posent toutes les entreprises est de savoir s’il faut proposer un nouveau produit proche de celui de ses concurrents pour tenter de profiter d’une sensibilisation plus grande des consommateurs, ou alors lancer un produit innovant, pour surprendre, intéresser une clientèle captive. Il s’agit donc de déterminer s’il faut faire de la différenciation minimale ou maximale.

Les modèles de différenciation que nous allons développer sont souvent présentés comme des modèles de localisation. On parle ainsi de différenciation spatiale, et la différenciation correspond à une distance physique : la distance qui sépare les consommateurs de chacune des entreprises. Les consommateurs sont localisés en des points différents et payent des coûts de transport qui dépendent de la distance qu’ils doivent parcourir pour acheter un produit. On peut cependant en faire une interprétation plus générale : en se positionnant en un point de la ville, chaque entreprise va choisir en fait de fournir un produit qui plaira davantage aux consommateurs proches d’elle. Ainsi, la distance entre les deux entreprises mesure la différenciation plus ou moins grande de leurs produits. Les consommateurs sont supposés être hétérogènes et ont des préférences différentes pour les produits (par exemple, certains consommateurs vont préférer les voitures bleues aux voitures rouges). L’entreprise peut donc utiliser le choix des produits comme une variable stratégique. Elle va choisir le produit en prévoyant que sa localisation dans l’espace produit va affecter l’intensité de la compétition en prix (un consommateur qui déteste le rouge peut refuser d’acheter une voiture rouge à un prix inférieur). Les consommateurs apprécient donc différemment les produits offerts sur le marché. Dans «l’espace produit», la «localisation» d’un consommateur est représentée, par exemple, par la couleur qu’il préfère. S’il ne consomme pas son bien préféré, il supporte une perte d’utilité. La distance entre le bien et le consommateur peut donc être une distance psychologique.

Nous allons essayer de comprendre le choix des stratégies de différenciation par les entreprises : par exemple, on peut se demander pourquoi de nombreuses entreprises proposent des produits similaires, mais différenciés (un exemple est l’apparition remarquée des yaourts grecs dans les rayons des supermarchés, ou l’industrie automobile) ou pourquoi elles se localisent au même endroit (stations-service toutes à la sortie de la ville).

7.3 Modèles de différenciation

7.3.1 Modèle de différenciation spatiale : la ville linéaire

Les consommateurs sont placés de façon uniforme le long d’un axe de circulation d’une ville linéaire (segment de longueur 1). Pour acquérir le bien, les consommateurs doivent payer d’une part le prix du bien \(p\) et, d’autre part, un coût de transport Tqui dépend de la distance \(l\) à parcourir (\(T = T(l)\)). Le coût étant proportionnel à la distance (\(T = t × l\)), plus le bien sera proche du consommateur et plus ce dernier sera satisfait. Les entreprises vont donc chercher la localisation optimale, c’est-à-dire la localisation qui leur permettra d’avoir une demande maximale. Considérons le cas d’une entreprise en situation de monopole. Imaginons une plage de sable fin longue de 1 km sur la côte du Pacifique. Le côté sauvage de la côte est très préservé et aucune construction n’est possible. Pour le confort des touristes, un marchand de glace (et un seul) obtient l’autorisation de vendre ses produits pendant l’été. Où va-t-il s’installer ? Si les vacanciers sont allongés de façon uniforme le long de la plage, intuitivement, on peut penser que le marchand de glace va s’installer au milieu de la plage. Nous allons étudier le cas d’un duopole.

Duopole et stratégies de parts de marché. Considérons deux entreprises en concurrence. On va supposer dans un premier temps qu’elles se partagent un marché sur lequel les politiques de prix ne peuvent être appliquées en raison, par exemple, de la maturité de la demande. Le prix est fixé et identique pour les deux entreprises. Elles vont donc chercher à adopter une stratégie de parts de marché. Selon la localisation choisie, elles vont attirer chacune une partie de la demande. On suppose qu’elles ne peuvent pas observer la localisation de leur concurrent lorsqu’elles choisissent leur localisation, mais qu’elles connaissent l’ensemble des localisations possibles. C’est comme si l’on considérait un jeu non coopératif où les deux entreprises choisissent simultanément leur localisation. On va donc chercher l’équilibre en localisation. Où les entreprises vont-elles choisir de s’installer ou quel produit vont-elles choisir de vendre pour avoir une demande maximale ?

Soit deux entreprises \(A\) et \(B\) qui choisissent de se situer respectivement en \(a\) et en \(b\), avec \(a < b\) (fig.7.1). Quelle va être leur demande respective dans le cas où les coûts de transport sont linéaires, \(T(l) = t × l\), et où le prix \(p\) est fixé ?

Modèle linéaire représenté par Hotelling (1929).

Figure 7.1: Modèle linéaire représenté par Hotelling (1929).

Dans une interprétation simplifiée, cela donnerait la représentation de la figure 7.2.

Modèle de la ville linéaire.

Figure 7.2: Modèle de la ville linéaire.

L’entreprise A va obtenir tous les clients qui se trouvent entre le début du segment et \(a\), l’entreprise \(B\), ceux qui sont situés entre \(b\) et la fin du segment, et elles vont se partager les clients situés entre \(a\) et \(b\) (fig. 7.3). Pour déterminer le choix de l’emplacement sur le segment [0, 1], les entreprises vont étudier la demande correspondante.

Consommateur indifférent selon Hotelling (1929).

Figure 7.3: Consommateur indifférent selon Hotelling (1929).

Le consommateur \(X\) situé en \(x\) choisira indifféremment l’entreprise \(A\) ou l’entreprise \(B\) si le montant qu’il doit payer (prix du bien + coûts de transport) est le même pour les deux entreprises.

\[\begin{equation} \text{Ainsi&nbsp;:} \quad P + t \times (x – a) = p + t \times (b – x) \tag{7.1} \end{equation}\]

\[\begin{equation} \quad \iff x=\frac{a+b}{2} \tag{7.2} \end{equation}\]

Le consommateur indifférent se situe donc en \(x\). Dans ce cas, la zone d’attraction de \(A\), qui correspond à sa demande \(D_A\), est \(x\) et la zone d’attraction de l’entreprise \(B\) est \((1 – x)\) :

\[\begin{equation} \begin{cases} D_A= x= \frac{a+b}{2} \\ D_B = 1-x = 1 - \frac{a+b}{2} \end{cases} \tag{7.3} \end{equation}\]

Une fois les demandes déterminées en fonction des emplacements choisis, les entreprises vont chercher à maximiser leur profit. Comme le prix est fixé, le profit \(\Pi_i = p × D_i (a, b)\) est :

\[\begin{equation} \begin{cases} \Pi_A= D_AP = \frac{a+b}{2} \times P \\ \Pi_B = D_BP = \left(1 - \frac{a+b}{2}\right) \times P \end{cases} \tag{7.4} \end{equation}\]

Pour l’entreprise \(A\), supposons que \(b\) soit fixé :

\[\begin{equation} \frac{\partial\Pi_A}{\partial_a} = \frac{P}{2} > 0 \tag{7.5} \end{equation}\]

Plus \(a\) augmente, plus le profit de l’entreprise \(A\) est important. L’entreprise \(A\) a donc intérêt à se rapprocher de l’entreprise \(B\) : elle conserve sa part de marché à gauche, mais empiète sur le territoire de \(B\).

Pour l’entreprise \(B\) :

\[\begin{equation} \frac{\partial\Pi_B}{\partial_b} = - \frac{P}{2} < 0 \tag{7.6} \end{equation}\]

Plus \(b\) diminue, plus son profit augmente. L’entreprise \(B\) va donc avoir intérêt à se rapprocher de l’entreprise \(A\).

À l’équilibre, les deux entreprises vont avoir la même localisation51 : \(A =B\). Cette stratégie s’appelle la différenciation minimale. Cela explique donc le fait que des entreprises choisissent souvent des produits proches. Mais où vont-elles choisir de se situer ? À l’équilibre, les deux entreprises vont se situer au milieu du segment : \(a = b= ½\). Supposons que \(a = b< ½\) : si l’une des entreprises se déplace vers la droite, elle gagne des parts de marché. Elle a donc intérêt à se déplacer. Même raisonnement pour \(a = b> ½\).

Pour des prix fixés et des coûts de transport linéaires, les deux entreprises se localisent à l’équilibre au milieu de la ville (différenciation minimale). Chaque entreprise se localise à cet endroit, car en l’absence de concurrence par les prix, elle cherche à avoir le maximum de parts de marché.

Pourquoi les concurrents de Mcdonald’s pratiquent-ils la différenciation minimale ?

Quelle est la meilleure stratégie d’implantation lorsqu’on est un concurrent de McDonald’s ? Doit-on faire une longue étude coûteuse de l’ensemble des possibilités au Québec, par exemple ? Doit-on se partager le marché en s’installant très loin du pouvoir d’attraction de McDonald’s ou alors doit-on affronter de face cette entreprise ? Le risque est de ne pas tenir bon. L’avantage est de bénéficier du même positionnement et donc des investissements réalisés par McDonald’s en matière de positionnement, mais aussi de la demande résiduelle, entre autres. La différenciation minimale semble s’être imposée. Tous les concurrents de McDonald’s dans le monde ne font pas de longues études de marché. Le choix de la localisation d’un établissement de restauration rapide se fait forcément à côté d’un restaurant McDonald’s existant. Le principe du meneur-suiveur semble être une évidence sur ce marché qui a la forme d’un oligopole de Stackelberg.

Duopole et stratégies de prix52. On suppose maintenant que les entreprises fixent aussi le prix du bien. Elles vont donc choisir leur localisation en tenant compte de la concurrence en prix qui va s’établir. On peut supposer que plus les entreprises seront proches, plus les prix diminueront. Le consommateur choisira une entreprise si le fait de s’y rendre et de payer le prix proposé est plus avantageux. Nous allons définir ici un jeu en deux étapes dans lequel, d’une part, les firmes choisissent simultanément les prix \(P_1\) et \(P_2\) pour des localisations fixées et, d’autre part, étant donné la concurrence en prix qui va s’installer et les parts de marché correspondantes, elles choisissent leurs localisations a et b. Hotelling (1929) propose un concept d’équilibre non coopératif où les firmes choisissent leur lieu d’implantation en fonction de la concurrence en prix qui va en résulter.

Nous allons considérer une variante du modèle dans lequel les coûts de transport sont quadratiques (Tirole 1995) :

\[\begin{equation} T(l) = t \times l^2 \tag{7.7} \end{equation}\]

Nous allons :

  • situer le consommateur indifférent et définir la demande de chacune des entreprises ;
  • calculer l’équilibre en prix pour des localisations fixées ;
  • définir les localisations optimales.

Nous allons interpréter ces résultats. 1. Cherchons tout d’abord où se situe le consommateur indifférent et déduisons-en la fonction de demande de chacune des entreprises (fig. 7.4).

Différenciation et politiques de prix.

Figure 7.4: Différenciation et politiques de prix.

Consommateur indifférent :

\[\begin{equation} P_A + t \times (x – a)^2 = P_B + t \times (b – x)^2 \tag{7.8} \end{equation}\]

\[\begin{equation} \iff x = \frac{P_B-P_A}{2 \times t \times (b-a)} + \frac{a+b}{2} \tag{7.9} \end{equation}\]

Fonctions de demande :

\[\begin{equation} \begin{cases} \Pi_A= D_A(P_a,P_b) = x \\ \Pi_B = D_B(P_a,P_b) = (1-x) \end{cases} \tag{7.10} \end{equation}\]

  1. Calculons l’équilibre de Nash [\(P_A^*\), \(P_B^*\) de la concurrence par les prix lorsque les localisations sont fixées en \((a, b)\)].

Profit des entreprises : \[\begin{equation} \begin{cases} \Pi_A= D_A(P_a,P_b) \times P_A = x \times P_A \\ \Pi_B = D_B(P_a,P_b) \times P_B = (1-x) \times P_B \end{cases} \tag{7.11} \end{equation}\]

Maximisation du profit :

\[\begin{equation} \begin{cases} \frac{\partial \Pi_A}{\partial P_A}=0 \\ \frac{\partial \Pi_B}{\partial P_B}=0 \end{cases} \implies (P_A^*,P_B^*) \tag{7.11} \end{equation}\]

L’équilibre en prix \((P_A^* , P_B^*)\) est constitué d’une paire de prix qui ne laisse inexploitée aucune possibilité d’accroître la recette des deux entreprises par le choix unilatéral d’un autre prix, étant donné le prix choisi par le concurrent (Jaskold Gabszewicz 1994).

  1. Cherchons les localisations optimales \(a\) et \(b\).

D’après les équations de demande, la demande de l’entreprise \(A\) augmente avec le prix du bien offert par l’entreprise \(B\) et décroît avec \(P_A\). La demande de l’entreprise \(B\) augmente avec \(P_A\) et diminue avec \(P_B\). Plus l’entreprise augmente ses prix et plus elle perd en parts de marché, étant donné que les localisations sont fixées. Comme nous l’avons dit précédemment, les localisations ont un impact sur les prix d’équilibre :

  • si les entreprises sont localisées au même endroit, \(a = b\), les prix d’équilibre sont nuls. Les entreprises font de la différenciation minimale et la concurrence est à son maximum. On appelle cet effet l’«effet centripète »;
  • si les entreprises sont chacune à un bout du segment \(a = 0\) et \(b = 1\), alors les prix sont élevés. Les entreprises font de la différenciation maximale et l’effet de concurrence est diminué, mais les parts de marché baissent à cause des prix élevés. On appelle cet effet l’«effet centrifuge».

La localisation des entreprises à l’équilibre se fait en fonction de l’interaction de l’effet centripète et de l’effet centrifuge. Intuitivement, lorsque les entreprises choisissent à la fois les produits et les prix, elles font face au dilemme suivant :

  • soit elles choisissent une forte différenciation de leur produit et elles diminuent l’impact de la concurrence sur leur prix de vente. Elles gagnent donc sur le plan des prix, mais perdent sur le plan des parts de marché, donc sur leur volume de vente;
  • soit elles choisissent une faible différenciation et elles augmentent leurs parts de marché, mais l’impact de la concurrence est plus fort. Elles gagnent sur le plan des volumes de vente, mais perdent sur le plan des prix.

Dans le cas où les coûts de transport sont quadratiques, d’d’Aspremont, Jaskold Gabszewicz, and Thisse (1979) montrent que l’effet centrifuge est supérieur à l’effet centripète : les deux entreprises choisissent donc les localisations \(a = 0\) et \(b = 1\). Elles répondent au principe de différenciation maximale (soit deux constructeurs automobiles, l’un va choisir de fabriquer des Jaguar et l’autre, des Clio). Les entreprises s’éloignent en vue de constituer des monopoles locaux qui atténuent la concurrence en prix qu’elles se livrent.

Sotheby’s International Realty ou lorsque les agences immobilières pratiquent la différenciation maximale

Sur le marché de l’immobilier, la concurrence fait rage. La différenciation minimale aussi. Pourtant, une façon de sortir de cette concurrence est d’occuper un segment bien précis. C’est ce que font de plus en plus d’agences. L’une des agences fortement ancrée est Sotheby’s. Spécialisée dans les demeures et appartements de luxe, ses offres ne viennent pas en concurrence avec les agences offrant un spectre plus large.

En conclusion, il est intéressant de faire de la différenciation minimale tant qu’il n’y a pas trop d’entreprises sur le segment. Mais à partir du moment où l’information est brouillée par le nombre d’entreprises présentes sur le même segment, il vaut mieux pratiquer la différenciation maximale et occuper des parts de marché bien spécifiques. L’information qui en ressortira aura beaucoup plus de valeur. Et les chances de devenir un point focal, c’est-à-dire une référence commune aux acteurs du marché, augmenteront. Le problème est que si cela fonctionne, d’autres concurrents viendront occuper le même segment en faisant à nouveau de la différenciation minimale…

7.3.2 Modèle de différenciation spatiale : la ville circulaire

Lorsque les hypothèses de la ville linéaire sont inapplicables, on dispose d’un autre filtre d’analyse : le modèle de la ville circulaire proposé par Salop (1979). L’idée est que le centre du cercle n’est pas accessible. Dans la réalité, cela peut correspondre à un centre-ville où la réglementation interdit certaines activités économiques (par exemple, les stations-service). Le modèle de Salop a été développé pour répondre aux limites du modèle de Hotelling. Dans ce dernier, les entreprises pouvaient s’installer n’importe où. Elles ne subissaient aucune contrainte. Or, dans le monde réel, les entreprises se positionnent à proximité des ressources naturelles, près de leurs employés, près des ressources technologiques, près de leurs contractants, etc. Elles font également face à des contraintes réglementaires. Dans ce contexte, le modèle de Salop semble plus approprié puisque le centre du cercle est interdit d’accès, représentant l’ensemble des contraintes naturelles, stratégiques ou réglementaires.

La plupart des grandes villes imposent des seuils pour l’implantation de la grande distribution en centre-ville afin de ne pas concurrencer les petits commerçants. L’implantation en périphérie ne peut pas non plus se faire n’importe comment, et ce, pour des raisons réglementaires, mais aussi stratégiques. Si le centre-ville est inutilisable, où faut-il se placer en périphérie ? À côté des concurrents en vertu de la différenciation minimale ? Ou alors, faut-il au contraire s’en éloigner afin de faire une différenciation maximale ? Le modèle de Salop repose sur des hypothèses correspondant bien à cette configuration du marché de la grande distribution.

Les consommateurs sont situés sur un cercle de circonférence égale à 1, de façon uniforme. Dans ce cas, l’espace produit est totalement homogène (aucune localisation n’est à priori meilleure qu’une autre). Tous les déplacements se font le long du cercle (imaginons des supermarchés dans une banlieue circulaire, la ville étant coûteuse à traverser)53.

Stratégies de parts de marché. Les consommateurs souhaitent acheter une unité du bien; ils ont tous un coût de transport. Chaque entreprise ne peut retenir qu’une seule localisation. Quel que soit le nombre n d’entreprises, l’équilibre est atteint lorsqu’elles sont placées de façon équidistante sur le cercle. Le principe de différenciation maximale s’applique donc. Pour l’illustrer, supposons trois entreprises placées sur le cercle. Si elles sont équidistantes, elles ont chacune un tiers de la demande (fig.7.5).

Parts de marché dans le modèle de Salop.

Figure 7.5: Parts de marché dans le modèle de Salop.

Supposons que l’entreprise A se déplace; elle continue d’avoir un tiers de la demande. Elle n’a donc pas intérêt à se déplacer (fig. 7.6).

Dynamique du modèle de Salop.

Figure 7.6: Dynamique du modèle de Salop.

Néanmoins, si \(A\) se déplace vers \(C\), \(B\) va y gagner, mais \(C\) va y perdre. \(C\) va donc se déplacer. Mais si \(C\) se déplace, \(B\) va se déplacer. Les entreprises ont donc intérêt à se placer de façon équidistante. C’est la seule solution d’équilibre.

Stratégies de prix. Salop considère qu’il s’agit d’un jeu à deux étapes : à la première, les entreprises choisissent d’entrer sur le marché simultanément ou non. Soit n le nombre de firmes qui entrent sur le marché. Ces entreprises se placent à la même distance les unes des autres sur le cerclep[ Salop suppose que les entreprises se placent à la même distance les unes des autres de façon exogène. Il étudie ici l’importance de l’entrée sur le marché.]. À la seconde étape, compte tenu de ces localisations, elles se font concurrence en prix.

Si \(n\) entreprises sont localisées de façon équidistante, le prix d’équilibre va augmenter avec le coût du transport. Lorsque le coût du transport est élevé, le principe du monopole local s’applique. L’impact de la concurrence des autres entreprises est atténué : chaque entreprise a la possibilité de vendre son produit à un prix excédant son coût marginal. À l’inverse, quand la valeur de \(t\) est faible (c’est-à-dire quand la désutilité éprouvée est peu importante), les prix d’équilibre sont proches du prix concurrentiel. De plus, on remarque que plus le nombre d’entreprises présentes augmente, plus le prix d’équilibre va diminuer. À titre d’illustration, nous pourrions reprendre les calculs effectués à l’occasion de l’étude du modèle de la ville linéaire. Nous laissons le soin au lecteur de vérifier cette relation inverse entre le nombre d’entreprises et le prix d’équilibre54. En l’absence de coût d’entrée (coûts fixes d’installation), l’entrée sur un marché différencié n’est jamais impossible.

Par contre, le modèle de Salop est proche dans son esprit du modèle de la concurrence monopolistique. En effet, la demande résiduelle de la concurrence monopolistique est représentée chez Salop (1979) par les parts de marché de part et d’autre de la localisation de l’entreprise. L’impact sera donc un niveau de prix plus élevé que dans le modèle de la concurrence pure et parfaite. Et, en cas de libre entrée, les profits des entreprises seront nuls comme dans le cas de la concurrence mono-polistique. À l’inverse, s’il n’y a pas de libre entrée, les profits (surprofits) seront positifs, comme dans le cas de l’oligopole local.

7.3.3 Modèle de différenciation verticale

La différenciation verticale tient compte de la qualité des produits. Dans ce cas et à l’encontre de la différenciation horizontale, tous les consommateurs ont les mêmes préférences pour le produit. Ils sont tous d’accord pour dire qu’un produit est de meilleure qualité, c’est-à-dire que sa distance psychologique par rapport à d’autres produits de moins bonne qualité est moindre. La qualité d’un produit est donc une variable stratégique.

Google : l’entreprise la plus admirée des québécois

Considéré comme une entreprise qui rend service aux gens au quotidien, Google s’est retrouvé pour la première fois en 2010 en tête du Palmarès des entreprises les plus admirées selon le classement Les Affaires/Léger Marketing et l’était encore en 2012, 2013, 2014, 2015, 2016, 2018, et 2019. Google est tout aussi populaire dans le reste du Canada: dans le sondage canadien entrepris par Léger, la première place est revenu à Google six années de suite (de 2013 à 2018). Le moteur de recherche le plus utilisé au monde est présenté comme étant du côté des consommateurs et l’entreprise toujours prête à prendre leur défense. D’autre part, une entreprise comme Sony, qui n’est plus un modèle d’innovation, reste tout de même très appréciée grâce à son image. En revanche, les institutions financières sont parmi les entreprises les moins appréciées.

Pourquoi les produits de mauvaise qualité se vendent-ils? Cette question a été introduite dans la littérature par George Akerlof (1970). Les produits de haute qualité coûtent toujours plus cher que ceux de moins bonne qualité. C’est une évidence, dont les raisons sont liées à des considérations techniques (longévité), ergonomiques (confort), etc. Mais cette évidence constitue un enjeu de taille. Elle va entraîner des mécanismes qui vont amplifier les écarts entre la faible et la haute qualité. La différenciation verticale est une différenciation par la qualité. L’analyse présentée ici a été développée entre autres par Jaskold Gabszewicz et Thisse (1980, 1979) et Shaked et Sutton (1982, 1983).

Sutton (1986) explique que «disposer d’un produit «meilleur» signifie que la demande s’est déplacée vers la droite plus loin que ce qui aurait du être le cas55».

C’est parce que les produits de faible qualité sont plus éloignés que les produits de haute qualité dans la perception psychologique que les acheteurs seront prêts à payer moins cher pour ces produits. Il serait même possible d’envisager que les produits de faible qualité ne se vendent pas compte tenu de cette distance psychologique. En réalité, l’existence simultanée de produits de faible qualité et de haute qualité peut favoriser la vente de produits de mauvaise qualité. L’existence d’un étalon de valeur qui aide à prendre conscience qu’un produit est de bonne qualité permet d’en augmenter un peu plus le prix. À l’inverse, les acheteurs ne faisant pas un usage important de ce produit achèteront celui de moindre qualité en raison du prix du produit de haute qualité. Le gain tiré de la consommation de ce bien n’est pas compensé par les coûts supplémentaires liés à l’achat du bien de haute qualité. Si l’on considère le modèle de la ville linéaire, la différenciation verticale peut se représenter par le graphique de la figure 7.7.

Représentation de la différenciation vertical.

Figure 7.7: Représentation de la différenciation vertical.

La droite verticale représente le lieu géométrique des différentes qualités d’un bien : de la faible qualité (en haut) à la haute qualité (en bas). Les préférences des consommateurs sont représentées par une fonction d’utilité56 :

\[\begin{equation} U = θ × q_i – P \tag{7.12} \end{equation}\]

où le consommateur achète un bien de qualité qi au prix \(P_i\) et où θ représente le goût du consommateur pour la qualité. Plus θ est élevé, plus la satisfaction que tire le consommateur de la qualité q est élevée. Le produit θ×qi représente sa disposition à payer pour la qualité q. Les deux entreprises produisent des biens de qualité \(q_A\) et \(q_B\) avec \(q_A<q_B\).

Nous cherchons ici l’équilibre en prix et les niveaux de qualité optimaux. Nous allons situer le consommateur indifférent entre les deux niveaux de qualité et définir la demande correspondant au niveau de qualité choisi par les firmes. Les résultats du jeu en prix montrent que les firmes préfèrent une différenciation aussi grande que possible. Ainsi, comme l’indique le modèle de Jaskold Gabszewicz et Thisse (1979), les entreprises choisissent les qualités qu’elles veulent offrir (un peu comme si elles choisissaient la localisation dans le modèle de Hotelling, 1929) en fonction des prix qui maximisent leurs profits. Elles vont essayer d’atténuer la concurrence en prix : la différenciation maximale s’appliquera. En effet, si la qualité la plus faible est vraiment faible, alors elle ne peut pas entrer en concurrence avec la qualité la plus haute, tandis que si elle est proche de la très haute qualité, elle déclenche une concurrence en prix. Les localisations optimales sont donc :

\[\begin{equation} \{ q_A,q_B\} = \{ q_{faible},q_{haute}\} \tag{7.13} \end{equation}\]

Toutefois, chaque entreprise préfère produire la meilleure qualité. Il existe donc une indétermination quant à l’entreprise qui va produire la qualité élevée. Si une entreprise avait la possibilité de choisir sa qualité avant son concurrent, elle choisirait la haute qualité et son concurrent choisirait la faible qualité afin de diminuer la concurrence en prix. En revanche, si personne n’est prêt à acheter la faible qualité, la demande de l’entreprise est nulle et elle ne peut pas survivre. Dans ce cas, les consommateurs n’ont pas un désir de variété suffisamment fort pour soutenir l’existence de deux qualités différentes sur le marché. Une seule entreprise produisant de la haute qualité existe alors. Ce résultat est différent des modèles de différenciation horizontale, car pour ce type de différenciation, tous les segments du marché sont équivalents pour la demande. Quelles que soient les caractéristiques du produit, il sera idéal pour un consommateur. Dans un modèle de différenciation verticale, les consommateurs n’achètent la qualité faible que si elle ne coûte pas cher. Les deux segments du marché (haut et bas) ne sont pas équivalents.

Dans ce cadre d’analyse, les acheteurs vont supporter un coût supérieur en choisissant le produit de «mauvaise qualité». L’entreprise, qui pratiquera la différenciation verticale, devra vendre moins cher les produits de «mauvaise qualité» (d’où leur positionnement en haut du segment sur la figure 7.7). Les coûts de transport ou d’éloignement psychologique pour les produits de «haute qualité» n’étant pas élevés (d’où leur positionnement en bas du segment sur la figure 7.7), l’entreprise pourra les vendre à des prix plus élevés et faire des marges plus importantes.

Akerlof (1970), sans utiliser l’approche des auteurs en économie industrielle, va expliquer que parfois la haute qualité disparaît au profit de la faible qualité sans pour autant que le prix soit plus bas. Il s’agit ici d’un double échec de marché (market failure) dans lequel le prix peut ne pas être plus bas, et la qualité elle sera plus faible pour l’ensemble des biens. Un exemple intéressant est celui des vins produits avec du soufre.

Limites de la différenciation verticale. Prenons l’exemple d’un positionnement sur la ville linéaire correspondant à une différenciation de produit bien précise : le segment de la Honda Civic. Par hypothèse, la demande va correctement percevoir la haute ou faible qualité du produit. C’est le principe d’unanimité. Les constructeurs automobiles se positionneront sur l’axe vertical dont la base représentera la haute qualité et le sommet, la faible qualité.

Deux critiques peuvent être formulées. La première repose évidemment sur la perception de la qualité, qui est parfois subjective. Il faut distinguer entre les biens d’expérience, dont la qualité apparaît à l’usage, et les biens dont la qualité est immédiatement perceptible. Mais quel que soit le bien, deux personnes donneront une évaluation souvent différente de la qualité du produit. Cela dépend de leur vécu, de leurs habitudes de consommation, des groupes sociaux auxquels elles appartiennent (nous laissons là le soin à nos collègues de sociologie d’apporter les réponses).

La seconde critique porte sur la notion de rapport qualité-prix. Dans l’hypothèse où les individus ont la même perception de la qualité, ils n’ont pourtant pas tous la même appréciation du rapport qualité-prix. Les échelles de grandeur sont, elles aussi, fortement subjectives. Les constructeurs vont donc pouvoir se positionner différemment sur l’axe vertical afin de répondre à toutes les parties de la demande.

Le vin et le soufre

Une législation impose d’indiquer sur les étiquettes la présence de soufre dans le vin. La mention «Contient des sulfites» a fait son apparition sur les étiquettes des premières bouteilles de vin de la récolte en 2005. Signalant la présence de soufre, elle résulte d’une obligation européenne d’étiquetage des allergènes sur les boissons alcoolisées. Avant cela, le lobby viticole avait résisté à la transpa-rence des étiquettes imposée à tous les aliments, évitant ainsi à beaucoup de vignerons d’afficher la longue liste des additifs qu’ils infligent au jus de raisin : chaptalisation, acidification, levurage, copeaux de bois, etc.

Pourtant, sous cette forme, cette innovation n’a aucune signification, car le soufre est, pour le vin, la meilleure et la pire des choses : tout est question de mesure. Or, la présence de SO2 doit être mentionnée à partir de 10 mg/L, teneur très faible quand on sait que les maxima autorisés sont de 160 mg/L pour les rouges, de 210 mg/L pour les blancs et rosés et de 400 mg/L pour les liquoreux… Le consommateur ne disposera donc pas de la seule information qui l’intéresse : pouvoir faire la différence entre la bouteille de muscadet qui contient 15 mg/L, dose imperceptible, digne d’un vigneron rigoureux et talentueux, et celle de son collègue approximatif, qui en contient dix fois plus !

Si la mention «Contient des sulfites» n’éclaire donc pas le consommateur, elle a pour effet collatéral de rendre plus visible une catégorie de vins très marginaux, mais aujourd’hui à la mode – les «sans-soufre» –, qui vont pouvoir mentionner sur leur étiquette «Ne contient pas de \(SO_2\) ajouté».

7.4 Différences culturelles et stratégies de différenciation

7.4.1 différences culturelles et notion du produit «vrai»

Existe-t-il un produit «vrai»? Cette question un peu floue, un peu trop ouverte, mériterait de longs développements. Du point de vue purement économique, il est vrai que, dans un monde dominé par les publicités et les stratégies de commercialisation des produits, il est probable que l’on s’éloigne du produit «vrai». En effet, la commercialisation des produits fabrique de nouveaux besoins, dirige vers des produits ayant des caractéristiques dont on dit qu’elles sont importantes, etc. Tout cela se fait en dynamique et des effets de mode se mettent donc en place. Dans ce contexte, qu’est-ce qu’un produit «vrai» ?

Un bon exemple est la tablette iPad d’Apple. Les aficionados diront qu’il n’existe qu’une seule vraie tablette : l’iPad. Les Samsung, Blackberry, Nokia, etc., ne sont à leurs yeux que de pâles concurrentes. Cela voudrait dire que l’iPad est le produit suprême qui satisfait des besoins essentiels. Évidemment, ceci est en partant critiquable. La tablette est un petit ordinateur très portable qui est connecté en permanence, mais qui ne fait rien de plus qu’un ordinateur traditionnel ne peut faire. Dans ce contexte, toutes les tablettes sont équivalentes. Il ne devrait pas y avoir de différenciation maximale linéaire ou verticale dans la tête des consommateurs. Certains diront que l’iPad est de meilleure qualité que la Samsung, et c’est cela qui justifie la différenciation verticale au profit d’Apple. Ce serait oublier que les deux marques ont beaucoup de composants en commun, et même que certains composants essentiels de l’iPad sont en réalité des composants Samsung. Pourtant, de l’avis du consommateur, l’iPad est supérieur. Il y a plusieurs raisons à cela : d’abord la primauté, l’iPad ayant été la première tablette sur le marché, et ensuite l’écosystème d’Apple, favorisant sans doute le succès de ce nouvel outil. On pourrait mentionner d’autres raisons comme les campagnes de publicité, entre autres choses. Dans la tête de beaucoup de consommateurs donc, il y a une «vraie» tablette – l’iPad – et des concurrents plus ou moins bons. Si tel est le cas, il n’y aura jamais de normalisation du nom propre «iPad» en nom commun : un iPad. À l’inverse, si tous les produits finissent par se valoir dans l’esprit des consommateurs, alors il se pourrait qu’un jour nous finissions par appeler dans le langage courant toute tablette par le nom commun «iPad». Cela s’est produit pour des marques comme Frigidaire, Mobilette, fermeture Éclair en français et, en anglais, pour Zipper, Jell-O et Tupperware, parmi tant d’autres.

Est-ce que cela arrivera avec l’iPad ? Certains pensent que non, parce que la marque est trop forte et trop protégée par Apple. Il est un peu tôt pour le dire, car ces changements s’opèrent bien souvent avec les changements de génération. Mais cela reste un point intéressant à surveiller.

7.4.2 Différences culturelles et différenciation géographique

Un autre exemple intéressant de l’impact des différences culturelles est celui de Shiseido. Créée au Japon en 1872 par le pharmacien Arinobu Fukuhara, elle se positionne au Japon comme une entreprise de grande distribution. En revanche, en Europe par exemple, la marque est distribuée aux côtés des grandes marques de luxe dans un réseau de petites boutiques, comme il est traditionnel de le voir dans ce marché. Si le mode de distribution est perçu comme garant de la qualité, les consommateurs européens peuvent se sentir un peu floués quant à la nature du produit. À nouveau, s’agit-il d’un produit «vrai» ? Ou est-il le fruit d’une simple stratégie de commercialisation ? En réalité, la réponse se trouve probablement du côté des différences culturelles. L’Europe, bassin de naissance de groupes comme LVMH, a d’abord connu la distribution de ces produits de qualité (par exemple les sacs Hermès cousus à la main) à travers de petites boutiques bien avant la création des supermarchés. Néanmoins, aujourd’hui, pour pénétrer un marché ou un pays, il faut bien souvent s’adresser aux gros joueurs de la distribution moderne que sont les chaînes de supermarchés. Pour éviter de le faire, on pourrait développer son propre réseau, mais les investissements initiaux requis sont alors colossaux. Pour Shiseido, la stratégie d’implantation en Europe a pu se faire à travers les petites boutiques puisque ces dernières existaient déjà. Le résultat est un positionnement de haute qualité en Europe et un positionnement un peu moins élevé dans son berceau natal qu’est le Japon, la marque étant tout de même perçue comme une marque de qualité.

7.5 Conclusion

En l’absence de différenciation, l’homogénéité du produit limite les stratégies des entreprises aux quantités (Cournot, Stackelberg) ou aux prix (Bertrand, Edgeworth). La différenciation et la discrimination sont des stratégies d’entreprise qui permettent de créer un certain pouvoir de marché. À l’inverse des politiques de prix vues au chapitre 4, qui considéraient la fonction de demande comme une contrainte, les stratégies de différenciation et de discrimination tentent de modifier cette demande en altérant la perception des caractéristiques des produits ou en segmentant cette demande en plusieurs marchés. L’objectif d’une entreprise n’est pas de répondre exactement à la demande, mais d’offrir un bien dont les caractéristiques correspondent au plus grand nombre. Nous avons également vu que la publicité pouvait être un outil important avec ces stratégies. Même si les économistes ne sont pas tous d’accord sur l’utilité de la publicité, elle demeure un outil stratégique qui peut renforcer un positionnement ou une politique de différenciation.

References

Akerlof, George A. 1970. “The Market for "Lemons": Quality Uncertainty and the Market Mechanism.” The Quarterly Journal of Economics 84 (August): 488–500.

Chamberlin, Edward. 1933a. The Theory of Monopolistic Competition. 1st ed. Harvard Economic Studies. Harvard university press.

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d’Aspremont, Claude, Jean Jaskold Gabszewicz, and Jean-François Thisse. 1979. “On Hotelling’s Stability Competition.” Econometrica 47 (September): 1145–50.

Hotelling, Harold. 1929. “Stability in Competition.” The Economic Journal 39: 41–57.

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Tirole, Jean. 1995. Théorie de L’organisation Industrielle. Vol. II. Paris: Economica.


  1. Un consommateur qui n’aime pas le rouge refusera d’acheter une voiture rouge. Prenons un autre exemple. Un petit supermarché de quartier ne vend pas une certaine marque de yaourt. Par contre, l’hypermarché à 2 km de là la propose. Tous les clients du petit supermarché qui sont des consommateurs de yaourt ne seront pas prêts à parcourir 2 km pour acheter cette marque.↩︎

  2. Ceci peut expliquer le nombre de grands magasins boulevard Haussman à Paris (Printemps, Galeries Lafayette, C&A, etc.) ou le nombre de yaourts nature au rayon des produits frais des hypermarchés↩︎

  3. Variante du modèle de Hotelling proposée par Claude d’Aspremont, Jean Jaskold Gabszewicz et Jean-François Thisse (1980).↩︎

  4. Dans certains cas, le modèle de Salop peut aussi s’appliquer au choix des horaires de départ d’avions, le cercle représentant l’horloge et les localisations sur le cercle, les heures de départ possibles (Tirole 1995).↩︎

  5. Voir Jean Jaskold Jaskold Gabszewicz (1994)↩︎

  6. Pour un produit perçu comme ayant une qualité ordinaire↩︎

  7. Formulation adaptée de M. Yildizoglu, 2000↩︎